Tribune libre
DES REFORMES OU UNE POLITIQUE DE L’EMPLOI ?
Jacky CHATELAIN, Ancien Directeur Général de l’APEC
Un pays sans politique de l’emploi
Depuis trente ans, la France a confondu la politique de l’emploi avec une approche compassionnelle du chômage qui alimente la pauvreté. Si l’on demande en quoi consiste cette politique, statisticiens et acteurs répondent en citant l’ampleur des sommes consacrées par l’Etat et les partenaires sociaux à l’accompagnement des chômeurs, à leur indemnisation, et à tous les types d’emplois aidés. La politique de l’emploi s’est confondue avec des mesures à caractère social dont la particularité est d’être sans effet sur le volume de l’emploi. La course de la célèbre « courbe du chômage » en est une cuisante démonstration. Faute d’un souci de son objet, la politique de l’emploi a disparu au profit de l’accompagnement de la misère, rendu nécessaire par la production même de la misère. Il fallut bien palier par l’assistanat à l’absence de politique active de créations d’emplois et de souci des jeunes générations livrées à l’échec scolaire. La prise en charge financière des individus privés d’emploi était supposée garantir la tranquillité au reste de la collectivité. Nous avons eu et le chômage et la décomposition sociale.
Mobiliser des fonds considérables en faveur des chômeurs ou des « emplois aidés » ne constitue pas une politique de l’emploi, mais une politique sociale qui pour impérative qu’elle soit n’a jamais permis de créer le moindre emploi. Distribuer des allocations aussi diverses que multiples aux personnes privées de travail est sans effet sur le volume des emplois disponibles et l’accès à une activité. Pour indispensables qu’elles soient, ces mesures sociales sont au mieux un accompagnement de celles et de ceux qui sont touchés par les crises économiques ou dont les compétences sont rendues obsolètes par les mutations techniques. Souvent, elles furent un expédient dressé contre une violence sociale dont on refusait de voir qu’elle naissait du décrochage scolaire à l’origine d’un flux constant de jeunes inaptes au travail et concentrés dans les territoires d’une authentique ségrégation. Pire, lorsque la compensation de la pauvreté est financée par le déficit comme ce fut le cas, elle devient un obstacle à la création d’emplois par son impact négatif sur les possibilités d’investissement public et privé. Une politique de l’emploi n’a rien à voir avec cela. Elle n’est d’ailleurs qu’un aspect de la politique économique elle-même dont l’objet est d’être au service d’une fin comme le défendait Keynes. Chez celui-ci la politique économique est au service de ce qu’il qualifie lui-même de philosophie sociale dans ses Notes additionnelles à sa Théorie Générale qui peut se résumer en deux formules : cohésion démocratique et élévation des capacités individuelles. Ces moyens sont financiers, mais aussi méthodologiques en jouant sur les déterminants de la compétitivité du territoire sur lequel elle s’applique. La réaction anti-keynésienne des années 1980, dont la référence idéologique majeure fut F. Hayek, marque une rupture en faisant de l’accroissement de la richesse des actionnaires, sous couvert de valeur actionnariale, la finalité de toute politique économique. L’emploi devient alors une conséquence secondaire, soumise à l’enrichissement des riches.
La politique de l’emploi s’est confondue avec des démarches et des choix qui avaient tous la singularité d’affaiblir la création d’emplois, de dégrader la productivité et la capacité d’innovation de l’appareil industriel. D’alternance en rupture, de rupture en changement, la même fascination à l’égard de la vague mondiale de la prédation a saisi les gouvernants. La « France duale », annoncée dès les années 1970 par les travaux des VII° et VIII° Plan, avec une fraction de la population insérée dans la mondialisation et une autre décrochée de celle-ci, était devenue un paradigme inavoué. Pour les uns, cette fracture sociale appelait de contenir les contestations et de favoriser l’enrichissement des plus riches au motif qu’ils créaient de la richesse puisqu’ils étaient riches. Pour les autres, il suffisait de ne pas aimer les riches et d’avoir la finance pour ennemi. Une fausse solidarité servant de masque à la résignation s’est traduite par une mobilisation grandissante de moyens en faveur de l’accompagnement de la misère et un discours compassionnel. Tout en détruisant la compétitivité, un social-compassionnel a été mobilisé, précipitant les finances publiques et la protection sociale dans la ruine, entretenant la production même de la misère, amplifiant un sentiment collectif d’insécurité et laissant entier un apartheid social.
Tous les gouvernements, toutes les majorités, se sont ainsi acharnés à soutenir la consommation, sous toutes ses formes, à maintenir une fiscalité défavorable à l’emploi et généreuse pour la rente, à rendre suspect le succès et l’innovation. Les uns et les autres ont pensé étouffer l’incendie de la désocialisation sous de vaines subventions tout en déclamant leur amour pour l’industrie quand tout était fait pour l’affaiblir. La compassion vantait la jonglerie des allocations sociales, mais l’accès à l’éducation s’effondrait dramatiquement dans des quartiers abandonnés à eux-mêmes. Le lyrisme chantait la nécessité de la recherche scientifique, mais chacun regardait filer les emplois de production en considérant que cela n’était pas grave puisque l’on garderait bureaux d’études et laboratoires sans comprendre que, sans production, on ne tient ni les uns ni les autres. Il n’est donc pas étonnant que la seule façon de s’en sortir dans les « banlieues » ne soit plus un improbable succès scolaire, mais l’économie parallèle pour la majorité et le football pour quelques-uns. Il n’est donc pas étonnant que les dépenses de la recherche publique comme privée n’aient cessé de se réduire. Les discours louaient encore plus la nécessité de l’investissement tandis que sa part dans le budget de l’Etat se réduisait comme peau de chagrin et qu’il n’y avait qu’indifférence devant l’effondrement de l’école et de la rentabilité du capital investi occulté par la goinfrerie de quelques-uns et les performances d’une poignée de grands groupes tirant leurs profits du monde entier et non de France. La création d’entreprises a été abordée, comme l’illustre le statut de l’auto-entrepreneur et la fascination pour l’ubérisation, comme gestion de la courbe du chômage et possible occupation des chômeurs dans de pauvres considérations sur la fin du salariat. Grâce à cette illusion, la France devint la championne d’Europe en nombre de créations d’entreprise, mais d’entreprises qui n’ont pas de salariés et qui n’en embaucheront jamais. La misère s’institutionnalisait et les politiques se croyaient à l’abri.
Depuis trente ans, slogans et considérations métaphysiques tiennent lieu de politique économique favorable à l’emploi. Nous eûmes l’époque des nationalisations et de la politique industrielle qui au lieu de produire les miracles annoncés déboucha sur son contraire, l’époque des privatisations et de la réhabilitation des entreprises. A cette époque succéda celle de la réduction du temps de travail qui, à son tour, fit naître son double : la réhabilitation du travail sous forme de défiscalisation des heures supplémentaires. Les maux persistants, l’air du temps passa à l’invocation des réformes de structures si possible faites ailleurs. Dans les faits, une chose demeurait : l’absence de politique économique adaptée aux circonstances, d’une politique partant des réalités et non pas de fantasques changements de société et autres grandiloquences sur la politique de civilisation. Derrière tous ces romans de campagne électorale, une chose fut communément partagée : existerait une politique de l’emploi à vocation sociale distincte de la politique économique. Au cœur des échecs, cette erreur de jugement traduisait bien plus qu’une confusion sémantique.
Elle reposait sur une conviction inavouée, mais solidement établie et partagée par tous les courants politiques : la création d‘emplois n’est plus possible, sauf à favoriser l’émergence de petits boulots, d’occupations subventionnées, d’auto-entrepreneurs et d’association amicale entre un jeune et un vieux sur un même emploi chancelant, de parkings sociaux pour les « jeunes de banlieue ». Le champ du possible fut alors délimité par le développement des allocations sociales en substitution d’un revenu d’activité et par une mâle défense de l’emploi qu’un étonnant ministère du Redressement Productif porta à son acmé. Ce qui fut servi, depuis 1981, sous l’appellation de politique de l’emploi ne fut qu’une succession de communications qui ne produisit qu’anxiété collective et rupture de la cohésion sociale. La spécificité de notre chômage et la misère qu’elle engendre sont bien plus les conséquences de notre mal governo que d’une vision du monde typiquement française. Des actions étaient entreprises sans cohérence, dispersées entre plusieurs ministères et le commencement manquait cruellement : identifier les causes mêmes du chômage. La question désormais est de savoir si l’élection d’un nouveau Président de la République et la formation d’une nouvelle majorité parlementaire seront l’occasion d’une rupture avec cette indigence jusqu’à la révolution introduite par Uber, la libéralisation du transport par autocars et la multiplication des livreurs à bicyclette
De quelques fantasmes
Une première condition est de rompre avec une pensée faite d’une répétition de slogans n’ayant pour toute démonstration que la force de leur répétition. L’analyse économique s’est appauvrie et sa dégénérescence a pour conséquence d’interdire l’action ou de la rendre inopérante puisqu’elle porte sur des fantasmes. Premier fantasme, le chômage serait de masse. Les données de l’INSEE ne le confirment guère ni l’évolution de l’emploi comparé à celui de pays dont les réformes sont agitées comme des vérités révélées. Un taux de chômage de 9,7% ne fait pas masse, mais il dissimule une fragmentation autrement embarrassante : le chômage est sélectif. Il touche les non diplômés, et massivement les non diplômés des « banlieues », de certains territoires et pas d’autres, les femmes et les plus de cinquante-cinq ans. Il épargne massivement tous les autres, celles et ceux dont les qualifications sont attendues par les entreprises, dont les formations de base sont solides et leur permettent d’évoluer. Et ces « autres » ne sont pas suffisamment nombreux pour répondre aux besoins des entreprises ! Cette fragmentation indique que la première source du chômage est l’échec scolaire qui engendre une désocialisation, car désormais ce n’est pas le chômage qui désocialise, mais la désocialisation qui engendre le chômage et la criminalité quand plus de 10% des enfants sont illettrés.
Un second fantasme prospère dans l’abandon de l’analyse économique au profit d’un juridisme de circonstance. De même que le chômage était soluble dans la réduction du temps de travail, dans le retournement du cycle, dans les avantages fiscaux donnés aux riches, le voilà anéanti par la réécriture du Code du travail et l’étonnante inversion des normes. Une telle réécriture ne créera que très marginalement des emplois, quand bien même elle contribuera à modifier la perception de notre territoire par les investisseurs étrangers. Ce refuge dans le juridisme est la conséquence du naufrage de la politique économique dans les points de vue partiels et partiaux, sans vision d’ensemble.
Le projet de réforme du Code du Travail suscite d’étranges enthousiasmes. Quelques-uns, inaccessibles à la crainte du ridicule, en font même « la mère de toutes les batailles » ([1]) ! Il est à redouter que les lendemains ne soient à la découverte d’amères désillusions. La première viendra de cette idée fausse que le Code du Travail crée le chômage. Cette assertion est aussi peu démontrée que la peur de licencier qui serait à l’origine d’une inhibition des chefs d’entreprise, elle-même « mère » de tous les chômages. Non seulement aucune étude, aucune donnée quantifiée, ne vient étayer cette croyance, mais elle est démentie par le volume même des licenciements ou l’explosion des ruptures conventionnelles. Il est plus probable que cette peur ne soit inversement proportionnelle au volume des licenciements.
Quelques points devraient nous interpeller.
Le premier est le plafonnement des indemnités en cas de rupture abusive. Tout d’abord, si l’on admet cette mesure, il convient de commencer par le plafonnement des indemnités versées aux dirigeants eux-mêmes, singulièrement lorsqu’ils ont échoué. Sur le fond, un tel plafonnement légalise, voire encourage, l’abus. N’importe quel esprit raisonnable ne peut qu’attendre du Législateur qu’il interdise ou prévienne au moins les abus ! Seule une juridiction peut apprécier s’il y a abus et, en ce cas, la hauteur du préjudice. La mesure risque d’avoir l’effet contraire à celui recherché en poussant les salariés concernés à saisir la juridiction compétente. Le gouvernement serait bien inspiré de céder sur ce point à l’attente des syndicats. Il serait plus utile de passer au crible de la critique la notion de licenciement « sans motif réel et sérieux », même si cela a déjà été en partie réalisé par les dispositions de la Loi El Komry. Le fond de la problématique est là, pas dans le montant de l’indemnité.
Le second point est l’inversion des normes. Cette chose est pour le coup stupéfiante. La rigidité du Code de la Route étant critiquable aux yeux de certains, ne serait-il pas judicieux de permettre à des automobilistes de s’en libérer en convenant entre eux d’une norme les exonérant des rigidités ? C’est d’ailleurs ce que plaidait en son temps Jean-Pierre Beltoise. Plus sérieusement, ce slogan est une ravageuse inversion des valeurs parce qu’il donne la primauté aux arrangements privés sur la loi et porte une destruction du droit lui-même. Inverser les normes consiste à adopter des lois tout en permettant à des particuliers de s’arranger pour ne pas les appliquer. Sur un plan pratique, elle renverrait aux chefs d’entreprise une responsabilité et une charge de travail dont ils sont aujourd’hui exonérés et protégés par l’effet même de la loi ou des accords de branche. Négocier en entreprise est bien, mais cela suppose du temps, de l’énergie, de la compétence dont les chefs d’entreprise disent, précisément dans les plus petites, manquer. Quant à l’État, il devient définitivement un simulacre et une inutilité. C’est dire bien haut, dans un contexte social en crise où plus rien ne fait autorité, que la loi ne sert à rien et qu’il appartient à chaque particularisme de s’arranger avec elle, voire de se doter d’une loi ne s’appliquant qu’à lui. Qu’est-ce qu’une loi qui n’est plus une loi, mais une convenance dont chacun peut se débarrasser au motif qu’elle ne lui convient pas ? La délinquance étant par essence une « inversion des normes », si l’on veut détruire toute notion de droit et ensauvager la vie sociale, c’est incontestablement la voie à suivre. La seule question est de savoir si une mesure est nécessaire ou non. Si elle ne l’est pas, à quoi bon l’adopter ? Si elle l’est, pourquoi l’adopter et prévoir de ne pas l’appliquer ? Nous touchons là une perte de sens, un affaissement des valeurs qui rongent de l’intérieur la société démocratique et qui participe de la déliaison ambiante.
Un ordre public absolu est nécessaire. Il doit fixer les règles de droit impératives qu’aucune négociation collective ou d’entreprise ne peut ni aborder ni adapter. Elles portent sur la durée légale du travail et les temps de repos conformément à nos engagements internationaux, sur les règles de représentativité, sur les compétences des juridictions et des administrations, sur les sanctions prononcées par celles-ci, sur la protection de la santé des salariés, sur l’égalité homme/femme, sur l’absence de discrimination selon l’origine ethnique ou la couleur de la peau. La liberté d’entreprendre ne peut se confondre avec la liberté de discriminer, d’imposer des conditions de travail portant atteinte à la santé et à la dignité des personnes, de manipuler les salaires, de recourir au travail non payé par le biais des stages, de s’exonérer des charges collectives. Que le Code du Travail mérite réécriture et simplification pour qu’il fasse sens, fixe les obligations et les règles, est certes une nécessité, mais la même exigence peut s’exprimer pour le Code de l’urbanisme ou de quelque autre domaine que ce soit pour lesquels aucune inversion n’est demandée. Une chose demeure certaine, cette réécriture, si jamais elle est entreprise, n’aura que des effets à la marge et microscopiques sur le volume de l’emploi. Le juridisme est rassurant, il permet de jeter un voile sur la misère d’une analyse économique confite dans les poncifs.
Troisième point, la localisation de la négociation en entreprise et le recours au referendum. Plutôt que d’agiter l’inversion des normes, la loi devrait se limiter à un ordre public et en laisser la mise en œuvre, qui relève de l’organisation du travail, à l’initiative de l’entreprise ou de la branche. Si l’entreprise est un lieu pertinent pour la négociation, s’imaginer que l’on peut aisément se passer d’un cadre normatif venant de la loi et d’une régulation procédant de la branche est une erreur. En effet, comme le soulignait le président de la CPME ([2]), les données sociales sont une composante de la concurrence. Il s’inquiétait justement des risques portés par l’abandon de la branche comme cadre de régulation de cette concurrence. Cette pertinence opérationnelle et juridique doit être complétée par une considération plus stratégique. Faire de l’entreprise le lieu de la négociation sociale renouvellera et renforcera à terme un syndicalisme qui en s’institutionnalisant s’est affaibli et éloigné des intérêts catégoriels des salariés. Enfermés dans un paritarisme d’appareils, les syndicats ont déserté l’entreprise comme en atteste le taux de syndicalisation. Si l’enjeu n’est pas de contourner les syndicats, mais de revivifier un dialogue social, la localisation de la négociation dans l’entreprise redonnera à la lutte de terrain toute sa place et dé-institutionnalisera le syndicalisme. Ceux qui sautent comme des cabris en criant « entreprise ! entreprise ! entreprise ! » pourraient bien se réveiller avec quelques surprises. La résistance aux mœurs de leur employeur des chauffeurs « libérés » du salariat par Uber ou des livreurs de Deliveroo, authentiques pousse-pousses des temps modernes, en est un signe avant-coureur. Enfin, s’imaginer disposer d’une arme nucléaire avec le referendum, c’est oublier que les salariés ne répondront pas nécessairement oui à la question posée. Le cas de Smart devrait inviter à la prudence les milieux patronaux qui confondent referendum et plébiscite. Sans compter que l’usage de l’arme nucléaire n’est pas exempt d’effets en retour désagréables.
Il est vrai qu’il est plus aisé de gloser sur le Code du travail entre compères que de s’attaquer aux deux sources de notre chômage structurel : l’échec scolaire et de la formation, la destruction des marges des entreprises avec l’invention des 35 heures payées 39 heures. La misère d’une pensée économique – qui n’est au demeurant ni économique ni une pensée – a trouvé les coupables : les salariés en contrat à durée indéterminé, scandaleusement protégés et conspirant à nuire aux autres. Si une telle assertion est vraie, il convient d’expliquer comment le chômage peut varier, et varier fortement et dans tous les pays, à législation du travail inchangée. La France, par exemple depuis vingt ans, à législation constante, a vu son taux de chômage varier d’un bon tiers, à la hausse comme à la baisse. En quoi, un contrat de travail unique pourrait-il modifier la donne ? La démonstration se fait toujours attendre tandis que les hypocrisies sont bien visibles. L’unicité du contrat de travail consisterait à transférer les termes du contrat à durée déterminée dans celui à durée indéterminée, tout en conservant toutes les facilités offertes par la diversité des formes d’emploi flexibles.
L’ampleur de la déroute intellectuelle est mesurable à un troisième fantasme : l’inhibition des employeurs par peur de ne pouvoir licencier. Cette excitation est infirmée par le volume même des licenciements. Si cette peur existait, il n’y aurait que peu de licenciements et d’où viendrait l’explosion des ruptures conventionnelles ? D’où sont venues les vagues de licenciements collectifs qui défrayaient voici peu encore la chronique ? Elle est infirmée par l’ampleur de la fraude, du travail non déclaré, du détournement des dispositions européennes, dont la répression entraîne des coûts bien supérieurs à celui d’un licenciement. Cette peur pourrait n’être qu’un voile jeté sur l’incompétence. Quand un tiers des recrutements ne se fait pas faute de main d’œuvre adaptée, l’obstacle n’est pas la prétendue peur. Depuis des décennies, il est bien connu que le chômage frappe celles et ceux que l’école n’a pas doté de capacités, et que la formation professionnelle continue se singularise par son incapacité à accompagner les mutations et mises à niveaux. Les rapports se sont multipliés, ânonnant les mêmes constats pour ne donner lieu qu’à l’inaction. S’agissant des ressources humaines, non seulement peu de dirigeants d’entreprise s’impliquent pour lutter contre les discriminations à l’embauche, bien attestées, mais nombre de petits patrons – et même de grands – ne savent ni recruter ni gérer des salariés. Dans la plupart des entreprises, il est rare que l’on dise quand il faut ce qu’il faut à un salarié qui ne va pas comme il devrait. Laisser pourrir la situation et la traiter brutalement est usuel. Être patron ne s’improvise pas. C’est un métier exigeant un savoir-faire et du savoir-être qui font souvent défaut et dont nul ne se soucie. L’enthousiasme devant le « droit à l’erreur » ne traduit pas seulement un soulagement devant une authentique complexité du formalisme juridique.
La refonte du Code du Travail n’en est pas moins nécessaire, mais ce serait s’exposer à de graves désillusions que d’en attendre un impact sur les causes du chômage que sont l’échec scolaire et la ruine des taux de marge (en cours de restauration grâce aux mesures prises par les gouvernements de F. Hollande). Des travaux de qualité ont montré qu’il est possible de le réécrire, déjà en bon français, en laissant à la Loi ce qui relève d’elle. Une telle réécriture serait profitable autant aux salariés qu’aux employeurs, mais elle ne génèrera pas un emploi supplémentaire. La faute a été de glisser dans un normatif qui s’immisce dans la gestion au quotidien de l’organisation du travail – les dispositions alambiquées de la loi Aubry relative à la réduction du temps de travail en sont un bel exemple. Le défaut de notre législation est d’être bavarde inutilement, d’agréger dans le Code du travail des choses qui n’ont rien à y faire, et, plus encore, de ne protéger personne, de collectionner des « droits » reproduisant et accentuant les inégalités quand ils ne sont pas des élucubrations, enfin d’organiser le conflit par un formalisme sans responsabilité.
C’est d’ailleurs pourquoi il convient de rompre avec le morcellement de la représentation du personnel entre un CHSCT, des délégués du personnel, un Comité d’entreprise. Les syndicats qui le défendent aujourd’hui oublient que ce morcellement est né de la volonté du patronat de diviser pour régner et éviter la formation d’une instance de représentation solide et cohérente ! Il alimente la marginalisation du syndicalisme, favorise l’enkystement des représentants du personnel dans la perte de compétences et enferme les salariés dans l’impuissance. Si l’on veut, par exemple, lever les difficultés propres aux licenciements collectifs en cas de fermeture ou de restructuration d’entreprises, ce ne peut être qu’en assurant une information honnête des salariés, en retirant au juge la capacité à se substituer à l’employeur pour juger de la nécessité des choix économiques, et en imposant aux employeurs une obligation de résultat dans une négociation en vue du reclassement et de l’indemnisation. L’obligation aujourd’hui est d’ordre formel, elle n’est que de respecter une procédure de consultation sans effet réel. L’obligation doit être de négocier et une telle négociation doit être pilotée par le politique (les collectivités territoriales intéressées au premier chef par les solutions envisagées et pouvant y contribuer) et, la justice n’intervenir que comme garante de cette obligation et de la loyauté de sa mise en œuvre.
Enfin, depuis un temps immémorial, il est établi que les seuils relatifs à l’acquisition de droits et protection pour les salariés freinent l’embauche. Le passage, par exemple de 10 à 11 salariés ou de 50 à 51, entraîne une augmentation des charges à compter du premier salarié. Qu’aucune solution n’ait été trouvée laisse pantois, à moins qu’elle n’illustre une incommensurable envie de ne rien changer. Relever ces seuils n’aurait pas de sens. Non seulement c’est accessoirement agiter un chiffon rouge sous le nez des syndicats, mais surtout déplacer le problème sans le traiter. Il est pourtant une façon simple de résorber l’aspect « charges » de cet obstacle : laisser inchangés le champ et les taux des cotisations pour les dix premiers salariés (ou cinquante premiers), une sorte de franchise, et appliquer les nouveaux champs et taux à compter du onzième ou cinquantéunième.
Un quatrième fantasme sert de véhicule aux précédents avec l’utilisation de comparaisons internationales fallacieuses et la fascination pour les réformes réalisées ailleurs. L’observation montre qu’elles procèdent d’une seule et même astuce : réduire les protections acquises par les salariés et diminuer les salaires, à l’exception de celles et de ceux des dirigeants. Dans un monde où l’évidence des inégalités et la réapparition d’une différenciation sociale par l’héritage menacent les équilibres démocratiques et nourrissent une contestation sourde en Grande-Bretagne et aux États-Unis, c’est vouloir appliquer ce que ces prétendus modèles se préparent peut-être à abandonner, y compris sous l’impulsion des découvertes par le FMI des effets négatifs sur la dynamique économique de la baisse des salaires et du creusement des inégalités. Là encore, comme des canards au cou coupé, des réformateurs autoproclamés courent après les réformes, remplaçant l’analyse par un slogan, sans voir le dualisme ravageur qui prévaut avec d’un côté une population grandissante incapable d’accéder à l’emploi, ou qui se voit refuser un emploi du fait de ses origines, et de l’autre une population formée que les employeurs se disputent tout en entretenant les discriminations à l’embauche qui les privent de compétences.
Premier constat, les convaincus se rassurent avec le fait que les États-Unis connaissent un taux de chômage bien plus flatteur que le nôtre, mais curieusement se trouvent passés sous silence deux données. La baisse du chômage aux États-Unis s’accompagne d’une chute du taux d’emploi à 62,6% de la population active, contre 68% en France, notamment du fait d’un taux d’incarcération huit fois plus élevé qu’en France. Autrement dit, si l’on tient compte de la chute du taux d’emploi américain par rapport à la moyenne de la période 1999-2008 (66,3%), les États-Unis ont un taux de chômage sous-jacent de 10,3%, supérieur au nôtre. La différence tient simplement à la gestion de l’exclusion et l’on peut comprendre un peu mieux ce qui se manifestait dans l’enthousiasme pour B. Sanders ou D. Trump. Les États-Unis affichent une meilleure performance en évitant tout simplement de dénombrer tous les chômeurs : le taux de chômage est moindre parce que pour nombre d’individus il n’y a aucun enjeu à se déclarer sans-emploi.. La société américaine est minée par un sous-emploi qui affecte singulièrement les moins de 24 ans et les 25-49 ans dont le taux d’emploi est tombé respectivement de 60 à 54% et de 83,5 à 80,5% entre 2008 et 2015. Etrange réussite dont l’élection de D. Trump est un authentique marqueur.
Deuxième constat, la France ne s’en est pas si mal sortie si l’on considère la période 2008-2015. Entre ces deux dates, si le nombre d’emplois augmente de 4% en Allemagne, il progresse de 1,9% en France quand il diminue de 2,9% en Italie et de 14,3% en Espagne. Où sont passés le supposé effondrement français et le non moins supposé succès italien et espagnol ? Dans le même temps, la population active allemande reste stable, mais augmente de 5,5% en France, de 3,8% Italie et seulement de 1,4% en Espagne. Pire, la réduction du nombre de chômeurs observé sur la période en Espagne est très exactement égale à l’émigration de cinq cent mille jeunes Espagnols. La reprise de l’emploi observée en 2016 tient, par ailleurs, à une année touristique exceptionnelle qui ne saurait fonder des perspectives heureuses de long terme. Il est difficile d’en tirer la moindre conclusion favorable aux réformes.
Après les lieux communs sur les États-Unis prévalent ceux sur l’Allemagne. Les réformes impulsées par Peter Hartz, s’offriraient comme la voie de salut. Cette conviction est des plus contestables. Les causes du chômage ayant été en Allemagne différentes de ce qu’elles sont en France, il est à craindre que les mêmes solutions n’entraînent pas les mêmes résultats. Dans l’Allemagne réunifiée, le chômage venait moins de rigidités de son marché du travail que du sous-emploi rongeant l’ex-RDA. D’ailleurs, les mesures prises ne furent pas plus des réformes qu’elles ne touchèrent les structures. Les dispositifs adoptés à ce titre se réduisent à la création d’un guichet unique pour l’indemnisation et le suivi des chômeurs, à la libéralisation du travail temporaire jusque-là monopole du service fédéral de l’emploi, aux subventions accordées aux emplois de courte durée (mini-jobs), à la réduction des indemnités de chômage. L’Allemagne n’innovait en rien, mais comblait son retard. La plupart des pays européens, à commencer par la France, disposaient depuis lurette d’un marché du travail plus flexible que le sien sur lequel le travail temporaire et les contrats d’exception sous toutes leurs formes étaient largement développés. Pour le reste, bien des pays, et la France en est un champion, ont recours depuis longtemps aux emplois aidés, au guichet unique et à la réduction des indemnités de chômage. La quasi-totalité de ce qui fut adopté en Allemagne existait déjà en France.
Confrontée au défi de sa réunification, l’Allemagne a avant tout su affronter une grave crise de ses finances publiques en contractant les dépenses de consommation (allocations sociales) et consolider les marges de ses entreprises en diminuant le coût du travail. La réduction du temps de travail s’est accompagnée, par exemple, d’un ajustement à due concurrence du salaire quand la France diminuait de 8% le temps de travail et pas le salaire. Son redressement doit bien plus à l’existence dans sa partie ouest d’un appareil industriel adapté à la demande mondiale et à une attention remarquable à la préservation des finances publiques qu’au mirage Hartz. La restauration des marges est venue du blocage des salaires pendant près de dix ans et la mise à contribution de la main d’œuvre d’Europe de l’Est dans le cadre de ce que certains ont qualifié d’« économie de bazar ». Dans le même temps, la France, inspirée par les changeurs de civilisation, payait les 35 heures 39 heures et se confortait dans l’idée que les entreprises sont destinées à financer toutes les envies dépensières de la collectivité. L’Allemagne comprenait que in fine seul le travail est taxé ; la France confondait l’entreprise avec ses actionnaires pour, curieusement, écraser le travail sous les charges. En revanche, l’Allemagne a fait un choix dont les conséquences à moyen terme n’ont pas été mesurées : elles produisent inéluctablement un appauvrissement des retraités qui créera une difficulté majeure dans un pays touché par un vieillissement accéléré de sa population. Cette menace pèse déjà avec les craintes des Allemands devant la chute des taux de rémunération de leur épargne qu’ils imputent à l’euro quand elle est mondiale.
Les évolutions démographiques ont, par ailleurs, apporté une contribution sérieuse à la réduction du chômage en Allemagne tandis qu’elles amplifiaient en France l’incurie de la politique économique. Entre 2000 et 2011, la population active allemande augmente de 7,1% et celle de la France de 10,2%. Autrement dit, la première a moins besoin d’accroître le nombre des emplois pour voir croître le volume de la population employée alors que l’autre doit faire un effort plus grand. Le plus préoccupant dans cette affaire est que la France soit incapable, par absence d’une politique économique focalisée sur l’emploi, d’en tirer un avantage. Ce dynamisme démographique génère, en effet, à terme et pour peu que l’on sache le mobiliser, un potentiel de croissance définitivement supérieur en France à ce qu’il sera en Allemagne : de 1,9% à partir de 2020 contre 1%. L’idolâtrie pour les mesures Hartz oublie enfin son impact sur les finances publiques, le coût en étant estimé à quelques 40 milliards d’euros. Nous ne savions pas la France si riche pour s’offrir de telles réformes.
Les causes d’un chômage structurel
Si le chômage n’est pas de masse, il n’en est pas moins structurel par ses trois causes : les insuffisances propres aux dirigeants d’entreprise, l’échec scolaire et la destruction des marges des entreprises. À partir de là, une stratégie s’offre à la France : s’appuyer sur le dynamisme de sa population et sur sa jeunesse pour devenir un territoire favorable à l’investissement et à la création d’activités nouvelles, à l’implantation d’entreprises en quête de main d’œuvre dans un espace sécurisé. Cette stratégie est possible comme le montre un regain passé sous silence et sous-estimé de notre tissu industriel avec la multiplication d’entreprises nouvelles ou rénovées dans des domaines propres aux start-ups, mais aussi bien plus traditionnels. Si un tel regain n’est possible que par l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, deux mesures positives, l’une prise par N. Sarkozy et l’autre par F. Hollande avec le crédit impôt recherche et le CICE, l’ont certainement favorisé. Toutefois, cette stratégie suppose de ne pas s’enfermer dans le juridisme.
La première cause tient effectivement à un « état » du patronat français que seul, à ce jour, Patrick Artus a souligné. L’état de l’appareil industriel et les stratégies mises en œuvre font ressortir une responsabilité propre à ce patronat lui-même. Les compétences des entrepreneurs sont en cause. Il est nécessaire de prévoir dans la formation professionnelle un enseignement de la comptabilité, de la gestion, de la relation avec des clients et des salariés. Trop d’artisans souffrent de graves insuffisances dans ce domaine. Le retard de la France en matière d’investissements innovants dans les entreprises de plus grande taille, comme l’évoque P. Artus, tient à un authentique provincialisme du patronat français. Depuis Jules Méline, on préfère « boire dans son verre » que de se confronter à un développement hors de son territoire sans comprendre que ce territoire ne peut pas être verrouillé. Si le volume des exportations reste insuffisant, ce n’est pas que du fait des coups comparatifs du travail, mais aussi d’une absence de prospection commerciale, d’une indifférence devant l’adéquation des produits avec la demande mondiale, et d’un sous-équipement chronique en outils de production modernes. L’affaissement d’une agriculture, qui s’est elle-même piégée dans des productions bas de gamme à coûts fixes élevés, en serait une triste illustration.
La seconde cause exige d’accorder la priorité à la lutte contre l’échec scolaire, et la troisième, de considérer l’entreprise comme un lieu où le travail n’est pas taxable à l’infini. Le précédent gouvernement a lancé un « train de mesures pour les jeunes » ([3]) dont l’école était absente. Or, le même jour, un rapport de l’UNICEF confirmait la dramatique aggravation des inégalités dans l’école et l’incapacité de notre appareil éducatif à former les élèves des milieux populaires. Confirmant les résultats des enquêtes PISA ou du Ministère de l’Éducation, ces travaux montrent une accélération de la dégradation sans que les défenseurs du latin et de l’orthographe ne s’en soient inquiétés. Que l’école soit une arme de destruction massive ne suscite aucune de ces indignations dont nous sommes si friands. L’école n’est-elle pas républicaine ? Or c’est bien là que se trouve la cause du drame, car les chantres de la République, enfin étonnés par la production des inégalités par cette école après l’avoir farouchement nié, oublient que ce mot ne rime pas nécessairement avec démocratie. De Thiers à Lebrun, la Troisième République avec ses « hussards » et Jules Ferry fut ultralibérale, antisociale et élitiste. Son École n’a jamais eu d’autres buts que d’extraire, de séparer du commun une élite et de laisser dans l’abandon le commun. Les milieux populaires n’ont jamais vu plus de 5% de leurs enfants accéder à l’enseignement supérieur et de récentes publications sur la Première Guerre mondiale montrent le fossé existant entre cette élite républicaine et le populaire.
L’analyse en a été faite ([4]). Indiquons seulement que l’école peut être considérée comme une arme de destruction massive quand elle conduit à l’échec 20% de chaque classe d’âge, incapable de faire s’épanouir leurs talents et de leur donner l’envie d’apprendre, voire les encourageant dans le refus de s’assimiler à une communauté par l’accès aux savoirs. Elle est ainsi la première cause du chômage structurel et de la désocialisation qui nous dévorent. La présence de trois cent mille travailleurs détachés d’autres pays de l’Union européenne provoque d’ardentes indignations quand ils ne correspondraient au mieux qu’à 7% du nombre des chômeurs – sans compter les deux cent mille Français détachés dans le reste de l’Union. Mais que la moitié de ces chômeurs ne trouvent pas d’emplois parce qu’illettrés ne perturbe personne. Mieux, lorsqu’un ministre s’en inquiète, à juste titre, la démagogie le contraint à s’en excuser. C’est injurier le peuple que de dénoncer ce qui l’abaisse ! Les prises de position en faveur des enseignants des classes préparatoires ou du latin furent également éclairantes. Les allusions au risque d’une baisse du niveau qu’elles emportaient pourraient relever du comique si le niveau n’était pas dramatiquement dégradé pour les décrocheurs que le système refuse de prendre en considération en ne changeant ni ses méthodes ni son objet.
Ne s’intéressant qu’à l’isolement d’une élite, comme le relevait déjà Marc Bloch, tout en tenant un discours compassionnel sur les autres qu’elle dégrade dans le professionnel – l’apprentissage étant une relégation – ou pire dans l’échec pur et simple, l’école s’est révélée, depuis longtemps, incapable de penser autrement qu’en termes de bons et de mauvais élèves. Avec une rare efficacité, en rejetant chaque année massivement des jeunes en décrochage, elle montre qu’il n’y a de bon ou de mauvais que le système scolaire lui-même. Le nouveau gouvernement doit se garder d’un slogan usé, le fameux se-former-tout au long de-la-vie, quand bien même la préoccupation en soit légitime. Il est répété depuis des décennies qu’il faut en priorité former les chômeurs et d’usage de dénoncer que les plus formés sont les plus consommateurs de formation, accusant même les équipes de Pôle Emploi d’en être les responsables. Qu’elle risque d’être longue cette vie, pour celles et ceux qui ne pourront jamais accéder à une formation parce que l’école a fait d’eux des illettrés. Comment oser demander une formation, comment espérer en bénéficier quand on ne maîtrise ni l’écrit, ni le calcul, ni l’oral ? Former les chômeurs est une bonne chose, mais cesser d’en fabriquer par l’échec scolaire serait mieux. En dix ans, au moins un million et demi de chômeurs de longue durée ont ainsi été livrés par l’École à Pôle Emploi. Ce chiffre est d’autant plus accablant que, dans le même temps, le même appareil d’enseignement élimine ces jeunes pour ne produire que cent quarante mille diplômés de niveau Master et plus, que nous manquons d’ingénieurs comme de chaudronniers et de maçons.
Notre collectivité fait preuve d’aveuglement et de cynisme, car la dégradation ne date pas des trois dernières années. Elle est ancienne, elle est connue et s’est déployé inexorablement dans l’indifférence de tous. Le dernier ouvrage de Baudelot et Establet qui exploitait les résultats de l’enquête PISA publiée en 2009 n’a pas eu plus d’influence que les enquêtes des services de l’État établissant la même chute. Lors des élections présidentielles de 2007 pas plus de 5% de nos concitoyens considéraient que l’école était une question prioritaire. Le score n’était guère plus élevé en 2017. Alors que le redoublement est la signature de l’échec, on veut le réhabiliter au lieu de donner enfin aux maîtres la formation qu’ils n’ont pas. Car l’une des causes de l’échec des élèves est, comme l’établissent les enquêtes de l’OCDE, l’insuffisance de la formation même des enseignants, détruite dans l’indifférence générale entre 2007 et 2012. Alors que des études avaient montré l’effet des anciens rythmes scolaires en termes de fatigue, de perte de concentration, pour complaire à des intérêts subalternes, le nouveau ministre de l’Éducation n’a rien trouvé de plus urgent que de créer une nouvelle source d’inégalité en autorisant la dérogation à la semaine de cinq jours instaurée par V. Peillon. Cette réforme, faite dans le seul souci de la santé des enfants, fut sabordée par des élus qui osèrent, après nous avoir accablés d’effectifs et de ronds-points inutiles et multipliés les « emplois » sans avenir, au motif que ces braves gens ne pouvaient pas augmenter les impôts locaux. Français encore un effort, la misère de la politique nourrit si bien la production de la misère !
Troisième cause structurelle, la destruction des marges qui a favorisé les délocalisations et freiné la naissance d’activités nouvelles. Les travaux montrant cette destruction sous le coup de la mise en œuvre des 35 heures payées 39 heures, d’une fiscalité ponctionnant la valeur produite en entreprise et de ce fait pénalisant le travail, d’une accumulation de dispositifs parcellaires et décousus existent en abondance et démentent les arguties sur le nombre d’emplois « créés ou sauvés » par cette aberration. Entendons-nous bien, la réduction du travail n’est pas en cause, mais bien la lâcheté d’avoir fait croire qu’il était possible de payer les 35 heures comme l’étaient les 39. La réduction du temps de travail a eu des effets positifs… en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Allemagne. Dans ces pays, elle a pris la forme d’un essor du temps de travail partiel sans commune mesure avec ce qu’il est en France, notamment pour les hommes. Cet essor était, en laissant le choix aux salariés d’organiser leur mode de vie et de consommation, la seule façon d’ajuster la rémunération au temps de travail et de développer effectivement le nombre de personnes employées pour un même volume d’emplois.
- Straus-Khan et M. Aubry l’admettaient eux-mêmes lorsqu’ils lancèrent leur projet calamiteux. Le résultat a été une dégradation accélérée du taux de marge des entreprises qui est tombé à moins de 27% en 2012 quand il était de 32% en Grande-Bretagne et de 40% en Allemagne. Ce taux de marge est essentiel, car il détermine l’autofinancement des entreprises, leurs capacités à investir dans de nouveaux procédés, dans la recherche-développement et dans la formation des salariés. Comme par hasard, l’explosion des formes précaires d’embauche, l’effondrement du nombre d’entreprises exportatrices, la remontée inexorable du taux de chômage, la délocalisation massive des constructeurs automobiles qui entraîna celle des équipementiers, la chute de la part de l’industrie dans la production nationale se produisent à partir de l’introduction des 35 heures. La création d’emplois nouveaux dépend du volume des investissements ([5]) et non pas de la croissance de la consommation qui, dans un monde ouvert, alimente avant tout les importations et la création d’emplois en Chine ou ailleurs. Cela est tellement vrai que nous voyons revenir une création nette d’emplois à partir de 2015, sous l’effet de la remontée à 30% du taux de marge des entreprises grâce au Crédit Impôt Recherche, au CICE et aux mesures en faveur des startups. L’erreur fatale de F. Hollande est de s’être trompé sur les causes avant de tenter quelque chose trop tard et sans cohérence.
Restaurer le taux de marge suppose un changement culturel porté par le politique. Chaque fois qu’une mesure vise à réduire les prélèvements sur la valeur créée dans les activités économiques, elle est dénoncée comme cadeau fait aux entreprises, requalifiées en patronat. C’est là une furieuse inversion des réalités. Cette dénonciation suppose que l’État donne aux entreprises de l’argent, prélevé sur sa richesse propre, alors qu’il se contente de moins les taxer (impôts ou cotisations sociales). Il ne vient d’ailleurs à personne l’idée de dénoncer les baisses d’impôts en faveur des ménages comme des « cadeaux » qui leur sont faits. C’est oublier que l’État ne produit rien et qu’il n’a pour toute richesse que : 1) ce qu’il prélève sur la richesse produite dans les entreprises par le facteur travail dans une combinaison de celui-ci avec le capital ; 2) ce qu’il prélève sur les revenus distribués aux acteurs économiques. En dehors de ses achats, il n’y a donc aucun flux de l’Etat vers les entreprises, mais un flux des entreprises et des ménages en faveur de l’État. La redistribution d’argent par l’État n’est pas une production de richesse, mais sa… redistribution. Tout accroissement des dépenses publiques qui affaiblit les capacités d’investissement des entreprises conduit rapidement à la destruction de la création des emplois. La seule façon d’agir est bien de transférer une partie des recettes fiscales et sociales d’un prélèvement en amont (dans les entreprises et à la charge du travail) à un prélèvement en aval (sur les revenus distribués qu’ils soient du capital ou du travail). Cette approche fait, du reste, l’objet d’un consensus tant il est vrai qu’il est communément admis que trop de prélèvements pèsent sur le travail, en amont dans l’entreprise. Si tel est le cas, il n’est qu’une façon de les alléger, c’est de les réduire et d’organiser un tel transfert. Les discours n’ont pas empêché que le contraire ne prévale parce que les politiques ne purent admettre que la défense des salariés passait par la rigueur de la gestion publique, traquant gaspillages et rentes.
Par contre, si une voie nous est fermée, c’est bien celle de la dévaluation dite compétitive. L’ignorance dans laquelle nous nous sommes tenus des effets en termes de territoire de la création d’un marché unique européen n’a pas eu de conséquences graves, mais la même indifférence lors de la création d’une union monétaire a eu des effets dramatiques. Dans le premier cas, la chose se révéla peu à peu intenable ; dans le second elle nous plongea dans l’extravagance. Tant qu’il n’y avait qu’un marché unique, nous pensions qu’il était possible de jouer avec les parités monétaires et qu’une perte de compétitivité se gérait en dévaluant la monnaie nationale. Payer 39 heures les 35 heures était une redoutable démagogie au moment de l’introduction de l’euro puisque, dans le même temps, le recours à la dévaluation était impossible. Aurait-on évité les ennuis en gardant l’arme de la dévaluation ? Celles et ceux qui n’ont pas l’oubli facile se souviennent des affres des années 1980. Cette tactique, allant de dévaluation en déficit et de déficit en dévaluation, ouvrît un gouffre sous nos pieds et appela une politique dite du « franc fort » qui traduisait la réalité du monde en attendant d’être simplement, et pas plus, reprise avec l’euro. Même en l’absence de monnaie unique, dévaluer n’était déjà plus une solution dans les années 1980. Près de quarante ans plus tard, les conditions de la production de masse et son automatisation interdisent de penser voir se créer une industrie nationale par exemple de l’équipement des ménages (électroménager, communication, transport). La France, avec moins de 1% de la population mondiale, n’offre plus un marché de taille pertinente et le patriotisme reviendrait seulement à payer plus cher (par l’effet de taxes à l’importation) ce qui continuerait d’être produit hors du pays. Ensuite, lorsque l’on prétend construire une communauté politique, sociale et économique avec d’autres comme c’est le cas de l’Union européenne, dévaluer revient à nuire à nos propres concitoyens dans cet espace.
D’ailleurs, le redressement de l’Irlande s’est réalisé sans dévaluation tandis que, dans l’illusion d’une monnaie pleine de souveraineté, l’Argentine et le Japon sont allés de déboire en déboire. Ensuite, c’était refuser de voir que le pays devenait une composante territoriale d’un ensemble qui l’englobe et le surdétermine. Après tout, le Limousin ou le Bas-Poitou pourraient se doter d’une monnaie propre et jouer de sa dévaluation pour rééquilibrer leurs échanges avec le reste de l’espace français. Comme cela s’est passé dans l’histoire économique de la France ou de l’Italie, le rééquilibrage ne peut plus se faire par les manipulations monétaires – si tant est qu’elles seraient efficaces-, mais par les mouvements de population comme le montre la migration des jeunes Espagnols et Grecs. Dès lors une stratégie se dessine, mais elle est territoriale et doit marier l’action macro-économique de l’État central et la reconnaissance de la capacité d’action de cet État décentralisé que sont les régions.
Au préalable, un retour sur l’école et la formation
Si l’école est une fabrique du chômage, il ne peut être suffisant de le dénoncer, mais des pistes d’actions peuvent ici être dessinées tant ce sujet relève de compétences qui excédent celles de l’auteur. Les politiques devraient, en la matière, faire preuve de raison, car il n’entre ni dans les compétences d’un Président de la République ni dans celles d’un ministre de l’Éducation Nationale de régler la question majeure des méthodes, de la pédagogie, des programmes. Le rôle du politique en la matière est de convaincre de la priorité absolue d’une rénovation de notre système scolaire, d’en faire un objectif et de le faire partager, d’organiser la mobilisation des compétences et l’énergie des acteurs eux-mêmes, de favoriser le meilleur choix parmi les propositions et les éclairages en déterminant les moyens et en laissant leur mise en œuvre aux mêmes acteurs sous son contrôle. Ces acteurs sont les enseignants et les parents d’élèves. Le corporatisme du corps enseignant est réel et souvent exhibé comme une cause de l’échec de réformes, mais il ne manque pas d’enseignants dévoués et imaginatifs, développant des méthodes nouvelles ou simplement adaptées à leurs élèves, obtenant des résultats et qui ne sont ni reconnus, ni soutenus. Ces enseignants, comme l’illustrent les récentes prises de position concernant les rythmes scolaires, exigeant des évaluations des réformes engagées avant de sauter à leur remise en cause, savent faire preuve de réalisme et de prudence. Les parents d’élèves doivent être convaincus que, s’il est possible d’échapper individuellement à l’échec scolaire en isolant son propre enfant, personne n’y échappe à titre collectif et que l’élévation des « mauvais » élèves partout où elle s’est produite ne s’est jamais faite au détriment des « bons ».
Lors de la campagne électorale, le nouveau Président de la République a été celui qui a exprimé la plus forte préoccupation sur ce plan. Il lui reste avec son gouvernement à concrétiser la promesse de résorber l’échec scolaire, de faire de l’école une fabrique de compétences et de capacités, un support d’un désir de cohésion et d’intégration. Les priorités des premiers mois du gouvernement Philippe laissent hélas quelque peu perplexe. Quand la fragmentation menace plus que jamais, l’école doit être concentrée sur cette mission et se montrer intransigeante sur les valeurs qu’elle porte. Il est regrettable qu’un même ministère n’ait pas regroupé l’Éducation nationale proprement dite, la formation professionnelle, l’enseignement supérieur et la culture. Sur ce dernier point, la politique dite culturelle est devenue une collection de mesures en faveur d’activités économiques, du cinéma à l’organisation de festivals en passant par toutes les préoccupations particulières des professionnels quand elle n’est pas la défense d’une fausse activité artistique sous couvert d’intermittence. Elle ne se préoccupe pas le moins du monde du partage d’une culture par le plus grand nombre, de promouvoir les valeurs de celle-ci et de donner l’envie de les assimiler. Elle est indifférente au creusement des inégalités. La culture s’acquiert au sein de la famille, mais aussi dans et par l’école. Les enseignants en sont les messagers, les initiateurs, les transmetteurs. C’est pourquoi une politique culturelle dans un pays travaillé par la fragmentation et l’irrédentisme de ceux à qui rien ni personne ne donne envie de s’assimiler doit être au cœur de la politique publique de l’éducation et être un point d’appui à la mobilisation des enseignants.
Le rôle du ministre d’un tel Ministère n’est pas de rédiger les programmes, de définir la meilleure méthode pédagogique, de cogérer une paix sociale factice avec une fraction syndicale. Sa mission est autrement plus exigeante : porter une conviction, la faire collective en fixant l’objectif et laisser le soin aux acteurs de définir le chemin, donner à voir un modèle culturel avec ses valeurs, faire naître l’envie de participer à la rénovation et porter l’autonomie, fournir les moyens et contrôler leur emploi. Ce ministère doit, dans les délais les plus courts, veiller à l’identification des expériences et des initiatives, nombreuses et diverses, dont les effets sont mesurables pour les donner en exemple et ordonner leur expansion. Il lui appartient de définir les outils, les méthodes de mobilisation et de concertation des enseignants, mais il est essentiel que la transformation nécessaire de la pédagogie, de la mesure des compétences, des programmes eux-mêmes soit portée, si ce n’est conçu, par les enseignants eux-mêmes comme l’ont fait celles et ceux qui ont testé l’abandon des notes. Cela suppose de rompre avec une logique pyramidale, centralisée, hiérarchique et uniforme. Ce n’est pas en rompant avec le syndicalisme tel qu’il est que l’on avancera, mais c’est en favorisant l’expression et l’expansion des tentatives déjà engagées, en donnant de l’autonomie (même lorsque ce corps enseignant tend à la fuir) et en la valorisant matériellement que l’on fera bouger le syndicalisme.
Rénover l’école ne peut se faire sans lien avec la formation professionnelle qui ne se réduit pas à la formation dite continue. Sur ce plan, l’urgence est de mettre un terme à la gabegie et à l’impéritie de notre appareil de formation. Au regard des résultats, son coût est aberrant. Chaque année, 32 milliards € (1,5 point de PIB !) sont prélevés sous forme de taxes et d’impôts sur les entreprises et gérés par des organismes patronaux sans autre effet qu’une inefficacité déplorée par tous. La déploration ne débouche pourtant sur aucune décision. Les tares de la formation sont connues. Elle n’assure aucune promotion, instaure des inégalités selon la taille des entreprises, produit une offre médiocre, développée par des prestataires fragiles et de faible qualité, sans aucune mesure de leur efficacité et de l’adéquation des offres aux besoins. Accessoirement, sa gestion et son mode de financement alimentent les caisses patronales et syndicales. Les partenaires sociaux ont multiplié les accords interprofessionnels et les gouvernements des dispositions législatives sans autre effet que de produire des « droits » formels, mais en pratique nous en sommes toujours au « il faut former les chômeurs », « il faut élever les compétences », « il faut se former tout au long de la vie », répétée à n’en plus finir dans d’innombrables rapports. Alors que les discours vantent la formation et que les accords se multiplient, si le taux d’accès à la formation progresse bien de 43 à 58% entre 1990 et 2013, c’est au prix d’une dégradation de la qualité avec une régression du nombre d’heures de formation par stagiaire de 48 à 25 !
Une première question se pose alors : faut-il maintenir le mode de financement et l’existence de taxes obligatoires ? Une comparaison avec la Grande-Bretagne ne manque pas de surprendre. Il n’existe dans ce pays aucune obligation légale, mais les salariés sont davantage et mieux formés qu’en France où prévaut l’obligation légale. Il n’est pas illégitime de se demander si cette obligation ne conduit pas les entreprises à moins s’impliquer dans la formation de leurs salariés et à laisser s’installer une lente érosion de leur employabilité. Il est en revanche probable que cette obligation, le mode de collecte des taxes, leur gestion monopolistique par un appareil patronal expliquent l’extravagante fragmentation de l’offre, l’absence d’évaluation, le peu de professionnalisme des formateurs et l’inadéquation des formations proposées. L’entreprise cotisante se trouve placée dans la dépendance d’un organisme collecteur, obnubilé par ses intérêts et sa survie, au lieu de pouvoir s’adresser à un prestataire librement choisi en fonction de besoins librement pensés. Que se passerait-il si l’obligation était supprimée ? Les organismes collecteurs disparaîtraient, les syndicats patronaux et de salariés perdraient une source de financement, mais les entreprises seraient dans l’obligation nouvelle, cette fois pratique et opérationnelle, de réfléchir à leurs besoins, de rechercher des fournisseurs de qualité. Leurs dépenses de formation n’en diminueraient probablement pas, mais gagneraient en efficacité et en effectivité.
Un tel bouleversement induirait un changement de culture en matière de formation. Un tel changement de culture serait grandement favorisé en dynamisant l’apprentissage qui constitue une voie tant pour la formation initiale que pour la formation continue. Une obligation faite aux entreprises de former des apprentis pourrait être une contrepartie de la remise en cause des taxes précédentes. En effet, l’apprentissage n’est pas l’affaire des entreprises comme il devrait l’être : elles n’assurent en France que 50% de son financement (taxe d’apprentissage) contre 92% en Allemagne. Par ailleurs, l’élitisme est venu parasiter cet apprentissage : les filières supérieures concentrent 25% des apprentis (114 000 sur 420 000 apprentis) quand elles n’en représentent que 4% en Allemagne (60 000 sur 1,5 million !). L’apprentissage doit être pensé comme une voie de formation initiale et d’excellence, y compris dans un substitut à l’école traditionnelle, et être délégué aux entreprises qui doivent en supporter le coût puisqu’elles en sont des bénéficiaires directes. Le rôle de l’Etat doit être de préserver et de garantir un accès à la culture générale sans laquelle il n’y a pas d’« entrepreneurs ». L’apprenti devrait ainsi être pris en charge par les activités économiques dans lesquelles il se forme et effectuer, à l’envers du système actuel, des stages dans l’appareil scolaire pour acquérir cette culture. Une telle délégation aux entreprises aurait un triple effet : elle ajusterait immédiatement l’appareil de formation aux besoins, elle développerait une culture des compétences dans les entreprises et une attention nouvelle aux salariés, elle favoriserait l’insertion sociale en ouvrant la vie active aux jeunes.
Mobiliser les entreprises impose de modifier leur place, et symétriquement, celle de l’Éducation nationale dans la formation. Pour y parvenir, les propositions de Bertrand Martinod, ancien délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle, s’offrent comme un dispositif pratique. Elles comportent trois volets :
- Faire basculer progressivement l’enseignement secondaire vers l’apprentissage en faisant de celui-ci la voie unique de préparation aux métiers de niveau CAP et Bac, en lieu et place des lycées professionnels qui se transformeraient en CFA ;
- Confier aux régions l’organisation et le pilotage de la formation professionnelle initiale en les associant aux partenaires sociaux pour fixer les programmes et la cartographie des formations sur leur territoire ;
- Réorienter les contrats aidés vers une formation en vue d’une entrée en apprentissage et vers une école de la seconde chance.
Ces trois orientations devraient être complétées par un dispositif, également piloté par les régions, d’accompagnement des apprentis afin de prévenir les décrochages, 28% des apprentis abandonnant en cours de route leur cursus.
Un tel basculement mettrait clairement à la charge des entreprises les coûts de l’apprentissage, mais l’enjeu pour elles est bien de s’assurer de la disposition d’une main-d’œuvre qualifiée et les économies réalisées en supprimant les dispositifs inutiles et improductifs que sont toutes les formes d’emplois aidés permettraient de doter les régions des ressources nécessaires pour compléter et orienter leurs efforts. L’acceptation par le corps enseignant d’un tel bouleversement ne peut se faire qu’en valorisant par ailleurs l’école et en lui donnant les moyens de son action.
Une fiscalité au service de l’emploi
Avoir comme souci premier l’emploi, c’est mettre la fiscalité au service de la création d’emplois en veillant à ce qu’elle favorise l’investissement privé et public – le premier dépendant d’une donnée nécessaire (mais non suffisante), le taux de marge des entreprises comme cela a été signalé. Comment procéder ? La première chose est d’abandonner les démarches de feu le Gosplan de l’Union soviétique revisitées par le colbertisme attardé. Les allégements sélectifs de charges en faveur des bas salaires sont une erreur. Ils favorisent les secteurs les moins exposés à la concurrence internationale et ceux dont ne dépend pas le futur tout en se révélant incapable de résorber le chômage des moins formés qui a une tout autre cause. L’inexorable montée du chômage qui les a accompagnés en montre, si besoin était, l’inanité. Le montant de ces allégements doit être redéployé sous forme d’une baisse des charges appliquées à tout type d’emploi et quelle que soit la rémunération. Cela n’apportera aucune marge nouvelle, mais marquera l’abandon d’un pilotage des entreprises par la prétention politico-administrative et universitaire. L’amélioration durable du taux de marge ne peut se réaliser que :
- en pérennisant l’ensemble des dispositifs de réduction des charges et de déductibilités aussi diverses que complexes en transformant leur coût en une baisse à due concurrence des taux de cotisations ;
- en reportant le financement de la politique familiale, des transports et du logement des entreprises à la collectivité, des cotisations sociales sur l’impôt.
On peut espérer que F. Hollande a fini par découvrir l’ampleur de sa triple erreur : avoir cru à un retour mécanique de la croissance par effet de cycle, s’être autohypnotisé avec son contrat de génération, être resté inscrit dans un interventionnisme improductif avec le CICE. N. Sarkozy allait chercher la croissance « avec les dents », F. Hollande l’attendait comme le Messie ; les deux croyaient à l’effet de la prière sur la pluie. Le contrat de génération était une belle mécanique sur le papier avec le remplacement du vieux salarié partant en retraite par un jeune qu’il formait. Le résultat fut de désorganiser l’apprentissage et de ne créer aucun emploi. Cette création était mécaniquement impossible puisqu’elle supposait une substitution d’individus sur un poste existant. C’était oublié que les emplois se transforment en permanence et que le « vieux » n’a souvent rien à transmettre à un « jeune », son poste disparaissant avec lui pour réapparaître ailleurs ou dans la même entreprise, mais en appelant des compétences nouvelles que le partant maîtrise rarement. Quant au CICE, s’il a un effet incontestable et s’inscrit dans la démarche prônée ici, il reste marqué par cette prétention des politiques à vouloir piloter les décisions des entreprises sans avoir ni la compétence ni les connaissances requises. A cette prétention, s’en ajoute une autre : exiger des contreparties aussi indéfinissables qu’insaisissables. Il est d’ailleurs éclairant, et à peine rassurant, de voir F. Hollande en être venu à la conclusion qu’il aurait mieux fait de baisser simplement le taux des cotisations sur toutes les entreprises.
Il est impératif de cesser de prendre des mesures dont la finalité n’est pas macroéconomique, mais de peser sur la décision des dirigeants d’entreprise pour satisfaire des préjugés, des jugements de valeur contestables en favorisant telle ou telle activité, telle ou telle taille d’entreprise, tel ou tel montant de salaire. Il convient donc de transformer la somme des allègements de charges accordés aux bas salaires et au CICE en une diminution des taux de cotisations sociales. C’est un jeu à somme nulle, mais dont l’effet de lisibilité pour les comparaisons internationales, décisives en matière de localisation d’investissements étrangers, se conjuguera à l’effet de simplification pour les entreprises, singulièrement les plus petites qui seront enfin dans les mêmes conditions que les grandes. L’objection est connue. Il ne manque pas d’universitaires accrochés à leurs modèles pour dire que cela n’est pas bien puisque les mieux payés sont traités comme les moins bien et que les employeurs risquent d’augmenter les salaires. C’est non seulement possible, mais peut-être bien souhaitable. Une augmentation des salaires ne serait pas anormale puisque la contrepartie d’une baisse des prélèvements en entreprise sera une augmentation des prélèvements sur les revenus distribués. Un partage de la valeur ajoutée en amont plus favorable aux salariés est aussi une condition du transfert du financement de la protection sociale davantage à la charge de ses bénéficiaires.
Si cette approche améliore le positionnement international du site France, fait apparaître une stabilité fiscalo-sociale et réduit les coûts de gestion des entreprises, elle n’a qu’un effet marginal sur le montant des prélèvements qu’elles supportent. La réduction de ces prélèvements doit être réalisée en transférant le financement de la politique familiale (32 milliards), du logement (2 milliards) et des transports (14 milliards) des cotisations sociales à l’impôt. La masse en jeu est telle qu’il est impossible de penser réaliser un tel transfert d’un seul coup, aussi il est probable que les prélèvements au titre des transports devront être laissés en l’état et stabilisés pour se concentrer sur les deux autres postes.
Il peut être tentant de chercher la recette compensatrice du côté de la CSG, mais cela maintiendrait le prélèvement dans les activités économiques et alourdirait une taxation du capital déjà contre-productive et s’attaquerait insidieusement à la possibilité pour les salariés de se constituer un patrimoine. De ce point de vue, Emmanuel Macron a deux fois tort en se privant de la marge de manœuvre offerte par la TVA et en donnant la priorité à une extension de l’indemnisation du chômage. L’électoralisme est bien visible, mais se cache, dans le choix en faveur d’une réforme de l’indemnisation du chômage, un glissement insidieux dans un « tous entrepreneurs » dont l’effet sur le volume de l’emploi sera aussi remarquable que celui des autocars dits « Macron ». La mesure se veut généreuse quand il est bien difficile d’y voir autre chose qu’un accompagnement bancal d’une multiplication de tâcherons, surexploités par des plateformes Internet.
L’enjeu immédiat n’est pas de bricoler l’indemnisation du sous-emploi, nouvelle béquille social-compasionnelle, mais d’accroître la compétitivité du territoire France en réduisant les prélèvements sur le travail dans l’entreprise. Seule la TVA offre une solution, sous condition d’éviter de la qualifier de « sociale » ou de « compétitivité ». Ces qualificatifs sont aussi sots qu’opportunistes, tout impôt quel qu’il soit étant nécessairement payé par les seuls résidants sur le territoire national. Une réforme de la TVA n’a pas d’autre objet que de répartir différemment les charges publiques pour sauvegarder notre protection sociale et améliorer la compétitivité du travail (au sens de l’emploi) sur le territoire français. Il convient d’affirmer clairement l’enjeu : transférer le financement d’une partie de la protection sociale d’un prélèvement sur la valeur ajoutée créée en entreprise à un prélèvement sur les consommations. En aucun cas une telle marge de manœuvre ne doit être gaspillée pour financer une baisse de l’imposition directe sur les revenus (notamment ceux du capital), pour combler l’impasse financière du budget de l’État, ou accompagner une ubérisation. Elle n’a de sens que s’il s’agit de créer des marges de manœuvre offensives en faveur de l’emploi.
Pourquoi financer par la TVA la politique familiale ? Tout d’abord, cette politique ne relève pas d’un enjeu d’entreprise, ni du point de vue des employeurs ni du point de vue des salariés, et elle a l’avantage d’être aisément identifiable. Ensuite, le poids de la TVA et son fonctionnement se sont profondément dégradés depuis une vingtaine d’années. Recourir à la TVA pour financer la protection sociale peut ainsi se justifier, car elle représente un gisement significatif de ressources potentielles sans charge véritablement accrue pour les ménages. La multiplication des mesures dérogatoires et des exonérations totales ou partielles a eu pour conséquences de :
- miter et réduire son assiette avec une réduction de 69 à 48% du rapport entre TVA collectée et TVA potentielle entre 1970 et 2014,
- faire chuter son taux effectif de 16,1% en 1970 à 14,8% en 2014,
- compliquer les modalités d’application et de faciliter les possibilités de fraude,
- réduire sa part dans les prélèvements obligatoires (de 8,6% à 6,9% u PIB entre 1970 et 2014), malgré une hausse du taux normal en 1995 et en 2006.
La mesure la plus efficace est toujours la plus simple et la plus lisible. Elle consiste à adopter un taux unique à produit constant. La TVA représente environ 139 milliards € en 2014 dont 70% acquittés par les ménages, 15% par les administrations publiques, 14% par les entreprises et 1% par les organismes à but non lucratif. Outre son effet d’affichage non négligeable, l’adoption d’un taux unique de 14,8% assurerait à l’Etat non seulement le même produit, mais l’augmenterait du fait de la réduction de la fraude et de la simplification de la gestion administrative par les déclarants. Contre la démagogie qui ne manquera pas de se manifester, l’adoption d’un taux unique permet de compenser, pour un même ménage, l’effet de l’alignement à la hausse des taux réduits par l’alignement à la baisse du taux normal. Là encore, on se demande bien pourquoi, en dehors d’un moralisme d’un autre temps les « pauvres » ne seraient pas intéressés par l’achat de smartphones et autres produits de « luxe », mais seulement par le prix du pain et autres produits de « première nécessité ». Il est d’ailleurs étonnant que ces mêmes pauvres aient pu supporter un taux moyen de 16,1% en 1970 et ne pourrait pas supporter un taux de 14,8% aujourd’hui. Les travaux de la Cour des Comptes montrent que l’effet pour les Finances publiques est quasi nul, de même sur un plan macroéconomique en l’absence de mesures jouant sur les charges des entreprises ([6]). Or, la modification proposée ici visant précisément à diminuer ces charges, le PIB et le volume de l’emploi s’en trouveraient affectés positivement.
Seule l’adoption d’un taux unique rend politiquement acceptable l’augmentation de la TVA pour financer la Sécurité sociale. En effet, les projets agités jusque-là se traduiraient soit par un impact marginal et ne seraient qu’une complication, soit par une explosion à 30% du taux normal. Adopter un taux unique et désormais normal (fixé à 14,8%) permet de le compléter d’une TVA additionnelle affectée au financement de la protection sociale. En fixant celle-ci à 2,2%, 20 milliards € de recettes sont transférables à la Sécurité Sociale et permettraient de réduire des 2/3 la charge supportée par les entreprises et de réduire d’autant le coût du travail. Indépendamment de la réduction de certaines dépenses, les dix milliards manquant proviendront d’une augmentation du rendement par réduction de la fraude et d’un élargissement de l’assiette. Cet ajustement pourrait être décidé la seconde année par l’observation des évolutions des comportements et de la réduction des mesures dérogatoires mal appréciées à ce jour, mais dont le coût est estimé à plus de 24 milliards € par le Conseil des Prélèvements Obligatoires.
Ces mesures doivent, enfin, s’accompagner d’une réforme affectant l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés. Un système fiscal doit être simple pour être juste et juste pour être efficace. Le nôtre n’est ni simple ni juste ni efficace. S’agissant de l’impôt sur le revenu (du travail ou du capital), certains s’imaginent avoir trouvé la martingale en empruntant à l’antique thatchérisme au moment même où cette antiquité fait vaciller la démocratie aux États-Unis et alimente une crise identitaire en Grande-Bretagne. L’abandon d’un impôt sur la fortune comme l’adoption d’une flat tax en faveur des hauts revenus serait une faute morale et économique. Dans l’immédiat, il semble plus urgent de mettre de l’ordre et de la transparence dans l’existant. Un impôt sur la fortune est justifié économiquement, il en favorise l’emploi productif. Quant à l’impôt sur le revenu, sa légitimité et son rendement seraient grandement améliorés en supprimant drastiquement les fameuses niches fiscales qui consistent à donner des avantages à quelques-uns et à taxer davantage les autres. Une suppression de la moitié du volume de ces niches permettrait de réduire de 28% l’ensemble des taux d’imposition et de collecter le même produit en assurant une plus grande égalité devant l’impôt entre les citoyens.
Que l’efficacité d’un système fiscal repose sur son équité et sur sa simplicité est aussi valable pour les entreprises. S’agissant de celles-ci, le nôtre est abscons et inéquitable comme le soulignent les différences de taxation relative entre grandes et petites entreprises, mais aussi la faiblesse de son rendement. Nous pensons taxer « les patrons » ou les « marchés financiers » avec des taux affichés d’impôt sur les sociétés élevés, mais après avoir réduit l’assiette de cet impôt par une invraisemblable collection de dérogations et exemptions quémandées par les corporatismes. Nous ne voulons pas comprendre que les exonérations d’impôts peuvent modifier, dans un sens ni désiré ni désirable, les décisions des acteurs, la dynamique des secteurs d’activité, les prix des biens, le coût relatif des facteurs de production, au risque de créer du chômage. Du point de vue de l’attractivité d’un territoire, ce qui compte c’est : 1) la stabilité de la fiscalité que nous n’avons plus, 2) la lisibilité de celle-ci que nous n’avons jamais eu, 3) l’affichage du taux marginal qui nous est défavorable. Avec un taux d’impôt sur les bénéfices des sociétés inférieur au nôtre, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou l’Italie encaissent des ressources fiscales comparables aux nôtres tout en apparaissant plus favorables. Dans ces pays, le miracle a été obtenu en réduisant les « niches fiscales ». En ne supprimant pas les avantages fiscaux utilisés par les grands groupes (notamment en n’osant pas supprimer la déductibilité des emprunts réalisés pour l’achat de titres de participation alors qu’elle a un effet pernicieux sur les structures de financement) pour abaisser à due concurrence le taux d’imposition, les gouvernements se sont privés d’une arme psychologique et économique majeure. Il y a là, en effet, les ressources nécessaires pour ramener vers 25% ce taux et aligner la charge fiscale réelle des petites entreprises sur celle des grandes sans perte de ressources.
Une fiscalité favorisant l’investissement public et la création d’emplois
Les dispositions précédentes joueront directement et immédiatement sur l’attractivité du territoire comme elles donneront aux entreprises lisibilité et moyens d’actions, mais l’investissement privé dépend également d’autres facteurs (la demande adressée aux entreprises, l’adéquation entre leur offre et cette demande, l’organisation productive). Il est donc nécessaire de doubler la réforme fiscalo-sociale d’une politique d’investissement public.
Qui dit investissement public, dit financement public et l’on revient à l’exigence de la rigueur. Deux questions se posent alors : investir dans quoi et le financer comment ? L’investissement public doit porter sur des besoins collectifs et deux grandes catégories sautent aux yeux tant ils sont immenses : les infrastructures et le logement. Notre pays n’a pas de nécessité immédiate à construire des autoroutes ou des aéroports, en revanche le déploiement d’un réseau de télécommunication à haut débit, de sources d’énergie alternatives aux énergies fossiles et l’amélioration des voies d’eau sont largement considérés comme urgents et nécessaires. Ces investissements peuvent faire l’objet de financement par le privé, voire par l’emprunt, car ils génèreront des revenus assurant leur amortissement. La problématique du logement présente une dimension différente par son impact sur le pouvoir d’achat des ménages, sur la mobilité professionnelle, sur les exigences de cohésion sociale.
Jusque-là, la politique du logement a consisté à alimenter la hausse des loyers avec la croissance de l’allocation sociale qui leur est affectée et à subventionner la formation d’un patrimoine privé à la charge de la collectivité. Les besoins ne sont pas satisfaits, ni quantitativement ni qualitativement. Ces choix sont aggravés par des dispositions imposant 25% de logements sociaux dans tous les programmes de construction et sur l’ensemble du territoire. Les effets indésirables, engendrés par l’absence d’une politique globale, ne peuvent être ignorés. Ils sont caricaturaux dans une ville comme Paris où 20% des logements étant en moyenne des résidences secondaires, les locations touristiques dévorant une part grandissante du parc, la volonté d’imposer 30% de logements sociaux ne laisse que 25 à 50% selon les arrondissements pour les habitants dans un parc privatif en propriété ou en location. Le coût d’acquisition d’un logement neuf est par ailleurs grevé par la répartition du financement de la part consacrée au logement social dans ces programmes sur les acquéreurs le faisant pour se loger. Les logements en cause sont alors acquis par les bénéficiaires d’avantages fiscaux qui vont louer et se désintéresser du devenir de ces biens comme des relations sociales dans ces lieux.
C’est là que l’investissement public peut être utile et jouer un rôle régulateur et d’accélérateur, surtout si l’on veut conserver une légitime préoccupation de mixité sociale. Pourquoi le mobiliser et comment l’organiser ? La croissance de la population et celle des personnes seules sont choses connues. Nous devons trouver les logements pour rattraper le retard provoqué par l’incurie, nous devons préparer les cinq à six millions de logements appelés par la croissance de la population ([7]) et l’augmentation des personnes seules d’ici 2040, nous devons rénover un parc comptant plusieurs millions de logements vétustes ([8]). C’est là un besoin vital dont la satisfaction génèrerait un volume considérable d’emplois qui ne dépend que de nous.
Les différentes formes de déduction du revenu imposable et du montant de l’impôt direct ont fragilisé les finances publiques tout en se révélant incapables de produire en quantité et en qualité requises les logements nécessaires à la satisfaction des besoins. Tel est le bilan des dispositifs Perissol, Besson, Robien, Borloo, Duflot, Pinel et autre Scellier, comme des bavardages de la loi ALUR et de ses modifications en faveur des marchands de biens par la loi dite « Macron I ». La démonstration en est faite par l’aggravation de la pénurie, le doublement du poids du loyer dans les revenus des ménages en trente ans et la réapparition, inséparable de l’extension des avantages fiscaux, de bidonvilles au sein même de nos agglomérations. Contrairement à ce que pensaient leurs créateurs et soutiennent leurs défenseurs, ces dispositifs n’ont pas permis d’accroître l’offre de logements locatifs et de répondre aux besoins de la collectivité. Le décalage entre les buts affichés et les résultats ira grandissant avec l’extension de la location à des fins touristiques qui, par ailleurs, déstabilisent l’hôtellerie. Les résultats laissent entendre qu’ils ne le pouvaient tout simplement pas et appellent un changement de méthode.
L’approche par la fiscalité directe reposait sur quelques convictions erronées, et parfois en contradiction les unes avec les autres, en pensant qu’il était plus efficace de motiver les bailleurs privés pour équiper le pays tout en prétendant donner une priorité au « tous propriétaires ». Non seulement c’est là une contradiction dans les termes, mais rien ne dit que l’accès à la propriété doit être privilégié si l’on veut favoriser une mobilité de la main-d’œuvre en cohérence avec la localisation des emplois. Personne n’est davantage en mesure de dire pourquoi cette forme de placements doit être encouragée plutôt que l’acquisition de titres de la dette publique, la participation au capital de PME, l’acquisition de valeurs mobilières ou d’œuvres d’art. Cette pratique a plus sûrement distordu le marché et contribué à la fermeture à l’accès à la propriété des classes moyennes dont les revenus compris entre trois et six mille euros ne permettent plus ni d’acheter ni de demeurer dans les centres villes. De gauche comme de droite, les politiques ont opté pour une économie de la rente, de la rente fiscale. Accordant de fait des avantages fiscaux aux plus fortunés pour les aider à mieux placer et sécuriser leur épargne, ils ont aggravé les charges présentes et à venir sur la classe moyenne et fragilisé son accès au logement.
Un sommet a été atteint avec « le » Scellier : les cinquante et un mille logements construits en 2009 grâce à ses largesses coûteront chacun 60 000 euros à la collectivité en valeur actualisée sur la période 2010-2015. Une copie améliorée en fut faite par « le Bouvard » subventionnant les résidences de tourisme à hauteur de 25% ! Pour comprendre quel intérêt privé était en jeu, il suffit de regarder dans quelle circonscription était élu le député Bouvard. Oubliant qu’il est le « représentant de la Nation » toute entière, un bon député pense local pour agir national. Ruineuses pour les finances publiques, les manipulations fiscales ont contribué à la hausse des coûts de la construction, les entreprises répercutant dans leur prix une partie des avantages fiscaux comme on le voit avec la flambée des prix des équipements permettant de réduire les dépenses de chauffage. Elles ont également fonctionné comme une incitation à la spéculation, faisant apparaître une offre de logements là où il n’y a pas de besoin et pour une clientèle qui n’existe pas. Toutefois, les promoteurs ne peuvent plus se passer de cet adjuvant qui ne représentait que 15% de la production voici vingt ans contre 50% des programmes des années 2000. La qualité technique et environnementale n’est même pas au rendez-vous, un rapport parlementaire établi par Gilles Carrez en 2010 estimait que 20% des logements Robien-Scellier ne respectaient pas la réglementation en vigueur dès 2005 !
Cette critique conduit à se demander pourquoi la collectivité devrait-elle prendre à sa charge la construction de logements ou la soutenir. À cela au moins trois raisons. La première est que le logement participe de la satisfaction des besoins primaires et d’une mixité sociale sans lesquelles la démocratie trouve difficilement sa stabilité. On le voit bien avec la nature et la puissance des inquiétudes que fait naître chez les Français la dégradation constante de l’offre en la matière, et les sans-logis aménageant le moindre recoin. La seconde est son effet direct sur l’emploi. Les besoins sont tels tant en logements nouveaux qu’en rénovation que la France peut compter pour longtemps sur une création d’au moins cinq cent mille emplois nouveaux. Par ses impacts directs et indirects en termes d’emplois, la prise en compte des besoins d’une population croissante porte à terme une réduction massive du chômage. La troisième tient à l’effet de long terme sur le pouvoir d’achat d’une réduction de la part du logement dans les dépenses des ménages par la pression à la baisse, ou à minima d’un arrêt de la hausse, qu’exercerait sur les prix une offre suffisante et de qualité.
En quoi peut consister une politique du logement ? Dans les circonstances que nous connaissons en rien d’autre qu’en une mobilisation de ressources et de dispositions publiques. Pour y parvenir, la politique du logement doit s’émanciper de la fiscalité et d’une compassion convenue. La preuve est faite que la distribution de subsides destinés à alléger le poids des loyers pour les titulaires de faibles revenus ne parvient ni à l’alléger ni à sécuriser leur accès au logement. La solution est bien dans l’élargissement et la diversification de l’offre qui seule conduira à une réduction durable tant du prix des biens immobiliers que des loyers. Un tel choix suppose de ne plus privilégier la rente. Une politique publique du logement n’est, par ailleurs, envisageable qu’en rompant avec le pouvoir accordé aux élus locaux et particulièrement aux maires. Sous la pression de leurs électeurs, ils sont les opposants les plus vigilants à la mixité sociale comme à la densification urbaine. Cette triste réalité se lit dans une invraisemblable législation qui, tout en imposant un quota de 25% de logements sociaux dans les programmes de neuf, autorise immédiatement sa violation en substituant à cette obligation la possibilité de s’en exonérer par le paiement d’une amende. Augmenter l’amende ne rompt pas avec le crime.
La gestion de l’urbanisme, pour des motifs tant politiques que techniques, devrait être retirée à l’échelon local et transférée à l’échelon intercommunal dans le cadre d’une planification régionale. L’urgence et l’ampleur des besoins appellent sans doute dans les zones où la tension est la plus élevée (ile de France, Rhône-Alpes, Provence-Côte d’Azur) la désignation de commissaires de l’État ou des régions investis des mêmes pouvoirs que leurs prédécesseurs des années 1960 et 1970 qui purent ainsi construire les villes nouvelles et satisfaire les besoins de l’époque. En lien avec les exécutifs régionaux, ces représentants devraient avoir autorité pour définir des plans de construction, mobiliser le foncier et les ressources humaines dans les bassins d’emplois concernés puisque le logement manque le plus là où le chômage est le plus présent. Enfin, la politique publique doit cesser de s’appliquer aux seuls besoins des classes populaires pour s’étendre à ceux de la classe moyenne et favoriser l’émergence d’un locatif destiné à celle-ci, notamment les cadres et les retraités. La formation et l’extension d’une telle offre de logements aura plusieurs effets positifs : libérer des appartements en HLM en offrant une alternative aux personnes dont les revenus sont au-dessus des normes du logement social, faire baisser le prix des loyers par la création d’une offre importante et de qualité, lancer largement la construction dans les normes du développement durable et faire émerger une industrie locale adaptée, renforcer l’attractivité des régions sur lesquels repose l’avenir industriel du pays.
Construire sur cinq ans des logements manquants et engager une rénovation du parc vieillissant représente un investissement considérable. La suppression des avantages fiscaux génèrera des recettes qui pourront servir soit à réduire les dépenses publiques soit à financer une intervention publique directe. Elle ne sera pas suffisante pour engager les programmes et maîtriser les coûts. D’autres moyens seront nécessaires et l’obstacle du foncier doit être levé.
Chercher à vendre le plus cher possible le patrimoine immobilier de l’État peut être la tentation de directions d’entreprises publiques et de gouvernants qui s’imaginent régler leur endettement alors que sa réduction passe par celle des dépenses improductives. Il va falloir choisir : gâcher ce patrimoine dans les bouclages de fins de mois ou bien l’utiliser comme un apport au service d’une politique du logement créatrice d’emplois et de sécurité. L’enjeu public est bien de conduire une action déterminée pour faire baisser le coût du terrain qui entre pour 30 à 50% du coût final selon les villes contre 15 à 20% aux Pays-Bas. Pour ce faire, nous pourrions, comme cela a été fait dans ce pays où le foncier est autrement plus rare, créer des agences publiques régionales chargées d’acquérir les terrains pour casser la spéculation. Les terrains possédés par l’État, y compris les collectivités territoriales, et les entreprises publiques, devraient leur être transférés, la propriété restant publique. Le foncier serait alors mis à disposition de la construction moyennant le versement d’une redevance à ces agences sur une longue période (à minima 50 ans) qui indemniseraient les organismes cédants. Quant aux immeubles inoccupés ou vétustes, alors qu’il fut possible en quinze jours de nationaliser l’industrie et la banque en 1982, nous ne serions pas en mesure de le faire pour ces biens moyennant une juste indemnisation ! L’utilité sociale et économique est pourtant mieux fondée.
Créées dans le cadre régional, ces agences deviendraient la structure porteuse d’un plan Logement qui devrait comprendre deux volets : la construction du neuf et la rénovation de l’ancien. Apportant le foncier, elles seraient mandatées et disposeraient de l’autorité conférée par la puissance publique pour rassembler les ressources complémentaires auprès d’investisseurs diversifiés allant de compagnies d’assurances aux fonds souverains en passant par nos régimes de retraite. A ce titre un acteur doit être mobilisé et renforcé, le Fonds de garantie des retraites qui après avoir été affaibli par le gouvernement Fillon fut tout simplement oublié par ses successeurs. Ce Fonds pourrait se voir transférer les participations de l’État dans des entreprises et les mettre en vente sur le marché. Un tel transfert présenterait l’avantage de dégager l’Etat d’une emprise où il n’a rien à faire et d’éviter que ces participations soient gaspillées au fil de l’eau pour tenir artificiellement nos engagements européens ou, pire, financer les fautes de gestion chez Areva et quelques autres. Si l’on excepte EDF et Airbus qui présentent des contraintes particulières, les participations de l’État représentent 45 milliards € (Engie, Orange, Renault, Paris Aéroports, Safran, Thalès…). La cession de ces participations pourrait être complétée par le transfert au bénéfice du Fonds du produit de la cession des activités commerciales développées par les institutions paritaires de retraite au titre de la prévoyance et de la santé dont la valeur est comprise entre 15 à 20 milliards. De 60 à 65 milliards seraient ainsi mobilisables à court terme pour financer l’effort de construction et amorcer le dispositif.
L’enjeu est essentiel, car il y a là un besoin collectif majeur qui, s’il trouvait à être satisfait, assurerait pour longtemps la création et la préservation d’un volume considérable d’emplois. Une telle politique permettrait de retrouver les 30 milliards d’investissement dans le bâtiment et les travaux publics qui ont disparu entre 2012 et 2015. Cet effort représente 1,5 point de croissance supplémentaire, tandis que la réduction du chômage diminuerait significativement les dépenses de prise en charge des chômeurs (de l’ordre de 4 milliards €) et apporterait autant de recettes supplémentaires à l’Assurance maladie et aux régimes de retraites (une dizaine de milliards). Cela pourrait même s’appeler une politique de relance faite avec rigueur.
Jacky CHATELAIN, Ancien Directeur Général de l’APEC
[1] Point de vue Collectif paru dans Les Echos du 23 mai 2017
[2] Interview de M. Asselin dans Les Echos du 23 mai 2017
[3] Présenté par M. VALS à Vaulx-en-Velin le 13 avril 2016
[4] Pour une approche synthétique : FUTURIBLES : Éducation et formation (Janvier-février 2016) ou les travaux de BAUDELOT ET ESTABLET.
[5] Voir à ce propos le modèle économétrique développé par l’Association pour l’emploi des cadres dans son Panel annuel.
[6] PIB : -0,4% ; volume de l’emploi : -0,1%
[7] Dix millions d’habitants de plus d’ici 2040, dans moins de trente ans.
[8] En projetant sur la France entière les 180 000 que compte à elle seule l’Ile de France.
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