Le développement de plateformes numériques[1] au cours des dernières années s’est accompagné de l’émergence de nouvelles formes de travail indépendant. Leurs modalités conduisent à ne plus avoir recours au contrat de travail et à la perte de nombreux acquis sociaux comme les congés payés, l’assurance chômage, la protection complémentaire santé, l’assurance Accidents du Travail et Maladies Professionnelles et l’assurance contre les risques de perte d’activité.
Certaines plateformes ont choisi de se soustraire au droit du travail et de se décharger d’une part de leurs obligations en matière de financement de la protection sociale, en ayant recours à des travailleurs « prétendument indépendants » plutôt qu’à des salariés.
Elles développent des services concurrents d’entreprises ayant recours à des salariés classiques et ayant des coûts supérieurs.
LES PLATEFORMES NUMÉRIQUES FONT APPEL, DE MANIÈRE DIFFÉRENTE, À DES TRAVAILLEURS EN FONCTION DE LEUR OBJET
Les plateformes digitales prennent une place centrale en jouant le rôle d’intermédiaire dans l’offre et la demande de biens et de services. Un rapport de l’IGAS a analysé la diversité des acteurs[2] :
- Les plateformes qui apparient une offre et une demande de prestation particulière de services à valeur ajoutée, à une entreprise ou à un particulier : par exemple, prise de rendez-vous médical par Doctolib,
- Les plateformes qui offrent des services à domicile aux particuliers, sans compétence poussée : garde d’enfants, bricolage, déménagement, etc., rémunérés généralement à la tâche.
- Les opérateurs de services organisés, qui fournissent des prestations standardisées comme VTC (Uber…) ou livraisons (Deliveroo…), réalisées par des personnes sans qualification spécifiques.
Ces plateformes ont des positions différentes en fonction de leur niveau d’intervention sur le travail, par exemple sur les prix, les pratiques des travailleurs, leur évaluation, les incitations à la connexion, ou encore l’existence de sanctions. Les travailleurs se trouvent dans des situations différentes selon le temps de travail. Il s’agit :
- Soit de travailleurs pour lesquels il s’agit d’un travail ponctuel, ou sur une durée limitée, constituant un complément de revenu,
- Soit d’indépendants exerçant un travail régulier dont l’activité est en fait leur source de revenus principale pour les travailleurs indépendants qui les emploient.
LES INDÉPENDANTS CONCERNÉS SERAIENT ENCORE PEU NOMBREUX.
Les travailleurs indépendants concernés seraient peu nombreux. De l’ordre de seulement 100 000[3], 200 000[4] ou 260 000[5], soit dans tous les cas moins de 1% des personnes en emploi.
Mais le développement de ce modèle économique fait courir un risque sérieux. Ce qui nécessite, semble-t-il, de prévenir le développement d’une population d’indépendants en situation structurellement précaire en analysant les différents cas.
Le paradoxe que d’un côté la ministre du Travail dit combattre les contrats courts (bonus-malus aux entreprises et réduction de l’indemnisation chômage) et, de l’autre, elle n’intervient qu’à la marge en faveur des indépendants travaillant pour des plateformes numériques. Bref, deux poids, deux mesures !
LA PRISE EN COMPTE ACTUELLE DE CES SITUATIONS RESTE PÉRIPHÉRIQUE.
Les solutions qui ont été apportées par les gouvernements portent sur des questions périphériques par rapport au problème posé. Celui-ci n’a pas été traité pour plusieurs raisons : passivité, attente de jurisprudences, effet de mode (« Uber, c’est branché »), espoir de créations d’emplois supplémentaire, relations d’intérêts avec des entreprises, etc. De fait, le Code du travail traite bien des « travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique »[6]. Il affirme une certaine responsabilité sociale de la plateforme :
« Lorsque la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix, elle a, à l’égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale ».
Il traite de certains aspects : accidents du travail, formation professionnelle, « droit de constituer une organisation syndicale, d’y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs ».
Mais ces obligations restent limitées en fonction du niveau d’activité du travailleur[7].
LA REPRÉSENTATION DES TRAVAILLEURS DES PLATES-FORMES NUMÉRIQUES EST À L’ÉTUDE.
La mission[8], qui vient d’être lancée par le gouvernement, doit déboucher en décembre 2020 pour une mesure en 2021. Elle rentre dans le cadre de cet accompagnement périphérique du phénomène. Elle a comme seule ambition de
« définir les différents scénarios envisageables pour construire un cadre permettant la représentation des travailleurs des plates-formes numériques ».
Il est juste question d’organiser la relation entre plateforme et indépendante, via des « Chartes »[9], sans remettre en cause le système existant. Mais les indépendants bénéficient déjà du droit de constituer une organisation syndicale et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs ! Des organisations syndicales se sont déjà constituées.
LA CRITIQUE DE LA SITUATION ACTUELLE APPARAIT LÉGITIME. LA RECHERCHE D’UN CALAGE DES STATUTS FAIT L’OBJET DE RÉFLEXIONS
Les critiques de la situation et de l’absence de traitement du sujet abondent.
Dans ce contexte, la proposition de loi « visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques », déposés en décembre au Sénat, présente le mérite de rechercher une solution dans les dispositifs actuels sans inventer une nouvelle formule[10]. La sénatrice déclarait :
« C’est un sous-prolétariat et c’est un retour au tâcheronnage qu’on a connu au début du 20e siècle » (…) « C’est bafouer toutes les règles sociales qui ont été mises en place pour protéger les salariés depuis le début du siècle dernier » (…) « la rentabilité qui se fait sur le dos des travailleurs »[11].
Cette proposition de loi s’appuie sur un intéressant rapport de la fondation Jean Jaurès[12] : « Pour travailler à l’âge du numérique, défendons la coopérative ! » en faveur de la mobilisation d’une solution de l’économie sociale[13].
Cette proposition n’a pas été retenue, mais elle participe à la réflexion.
IL APPARAIT NÉCESSAIRE DE TOURNER LE DOS À UNE RÉPONSE UNIQUE EN MATIÈRE DE STATUT DES TRAVAILLEURS DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES POUR PRATIQUER DU SUR-MESURE.
Compte tenu de la diversité des types de plateformes numérique et de la multiplicité des situations et des souhaits des travailleurs concernés, il semble souhaitable de pouvoir proposer plusieurs réponses en fonction des cas. L’éventualité de la création d’un statut spécifique des « travailleurs de plateforme » n’apparait pas comme une solution au regard des études menées[14].
Il semble suffisant de décliner des solutions existantes en matière d’emploi, en regard des différents cas, pour défendre les intérêts des salariés.
Il parait raisonnable d’envisager plusieurs cas en mobilisant les statuts existants :
- Le maintien du recours à la micro-entreprise pour des indépendants ayant des interventions rares et/ou irrégulières sur des services du même types, et dont ce travail n’est pas une activité principale,
- La vente par une micro-entreprise, ou une TPE, sous forme de prestations pour des travaux uniques qualitatifs, exigeant une qualification technique professionnelle ou de pointe (par exemple exécution d’une tâche dans le champ du numérique),
- L’expérimentation de coopératives d’activité et d’emploi (CAE) réunissant des entrepreneurs salariés associés[15], intervenant pour une ou plusieurs plateformes, la coopérative pouvant être à l’origine d’une plateforme ou la contrôler
- Des emplois en CDI, pour un certain nombre de situations d’indépendants travaillant régulièrement pour une plateforme numérique dans un volume horaire important. L’embauche en CDI, ou la requalification en contrat de travail en CDI, apparait comme une solution logique dans de nombreux cas.
Un indépendant travaillant à temps plein (ou plus) pour une plateforme, de manière régulière et répétitive, sous subordination et soumise à un contrôle, a vocation à relever d’un contrat de travail classique.
Il convient d’accepter clairement cette solution. Même si, pour mémoire, l’Institut Montaigne[16] se déclare hostile au fait d’« assimiler les travailleurs de plateformes à des salariés »[17], car il se situe en défense de l’intérêt des plateformes numériques en proposant des aménagements.
La poursuite de l’activité et le développement de plateformes numériques reposent sans aucun doute dans leur (r)entrée dans le droit commun du travail.
Le ministère du Travail a pour cela un rôle à jouer dans cette structuration, par exemple au travers de la formalisation d’une grille présentant des critères précis ; sans attendre les conséquences de la jurisprudence.
LA MOBILISATION DE SOLUTIONS EXISTANTES EN MATIÈRE D’EMPLOI, APPROPRIÉ À LA NATURE DES PLATEFORMES ET À CELLES DES INTERVENTIONS, APPARAIT COMME SOUHAITABLE.
La réflexion doit prendre en compte les aléas existants sur la poursuite de l’activité de plateformes numériques[18]. En cumulant des levées de fonds importantes et des pertes conséquentes dans leur montée en puissance. Leur absence de rentabilité immédiate présente un risque. La pérennité à terme de nombreuses plateformes numériques n’apparait donc pas toujours assurée.
Le statut des travailleurs doit nécessairement comporter les conditions de la prise en charge de ce risque.
[1] Le Conseil national du numérique définit une plateforme par sa « fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens édités ou fournis par des tiers. Au-delà de sa seule interface technique, elle organise et hiérarchise les contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux ».
[2] M. Amar et L.-C. Viossat, « Les plateformes collaboratives, l’emploi et la protection sociale », Rapport IGAS, mai 2016.
[3] Selon l’Insee, environ 100 000 personnes, soit 0,4 % des personnes en emploi, travaillaient en 2017 au moyen d’une mise en relation avec des clients exclusivement via une plateforme, un quart de ces emplois étant occupés par des chauffeurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC).
[4] Un rapport de l’Institut Montaigne, d’avril 2019, estime à « un peu plus de 200 000 personnes, soit 7% des indépendants et 0,8% des actifs occupés, seraient des travailleurs utilisant des intermédiaires. »
[5] Le projet de recherche Digital Platform Labor (DiPLab) estime à environ 260 000 le nombre de personnes inscrites sur les principales plateformes de « micro-travail » qui opèrent en France, mais à 15 000 seulement le nombre de celles qui « micro-travaillent » avec une fréquence au moins hebdomadaire (Rapport final projet DiPLab, 2019.).
[6] Articles L7241-1 à L7342-5, suite à la loi du 8 août 2016.
[7] Article L7342-4 : « Les articles L. 7342-2 et L. 7342-3 ne sont pas applicables lorsque le chiffre d’affaires réalisé par le travailleur sur la plateforme est inférieur à un seuil fixé par décret. Pour le calcul de la cotisation afférente aux accidents du travail et de la contribution à la formation professionnelle, seul est pris en compte le chiffre d’affaires réalisé par le travailleur sur la plateforme. »
[8] Confiée à Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation. L’objectif de cette mission sera d’appréhender les nouvelles formes de travail en « procédant à une large consultation des différents acteurs et partenaires sociaux ».
[9] Il faut « aller plus loin, […] travailler à des règles interplateformes ou réfléchir à la façon dont les travailleurs peuvent être associés à la définition des chartes » – Élisabeth Borne, ministre des Transports.
[10] La proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques (28 novembre 2019) déposée par Mme Monique Lubin et les membres du groupe socialiste et républicain tendait à imposer aux plateformes de recourir soit à leurs propres salariés, soit à des entrepreneurs salariés ou associés d’une coopérative d’activité et d’emploi (CAE), pour mieux les rémunérer et les protéger.
« Les travailleurs recourant pour l’exercice de leur activité professionnelle à une ou plusieurs plateformes de mises en relation par voie électronique définie à l’article 242 bis du code général des impôts, sans en être salariés, doivent être entrepreneurs salariés ou associés d’une coopérative d’activité et d’emploi telle que définie à l’article 26-41 de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération. ».
[11] Ajoutons l’analyse qui est faite :
« les plateformes qui s’imposent actuellement sur le marché utilisent des algorithmes favorisant l’effacement des avancées sociales du siècle dernier et qu’elles instaurent un salariat déguisé qui précarise les travailleurs. »
[12] Pour travailler à l’âge du numérique, défendons la coopérative ! – Rapport de la Fondation Jean Jaurès – janvier 2020 – Jérôme Giusti, codirecteur de l’Observatoire de la justice, et Thomas Thévenoud, ancien ministre.
Le rapport préconise le recours à une forme coopérative et montre que le statut d’Entrepreneur salarié associé (ESA) reste négligé par les plates-formes numériques.
Par exemple, le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) est un collectif dédié à la défense des droits et des conditions de travail des livreurs « autoentrepreneurs » (Deliveroo, Foodora, Stuart, Uber, etc.).
[13] « Livreurs à vélo, chauffeurs VTC et autres, les travailleurs de plateformes nous obligent à repenser notre rapport au travail et l’avenir de notre modèle social. Dénoncer l’ubérisation de l’économie ne suffit pas. Il faut comprendre la révolution en cours et inventer par la régulation les nouveaux droits de demain. » – Rapport fondation JJ.
[14] Créer un « tiers statut » pour les travailleurs de plateformes est une fausse bonne idée, selon l’Institut Montaigne :
« Créer un statut juridique et de nouveaux droits permettrait de pallier les problèmes de protection sociale que nous avons identifiés, mais reviendrait seulement à déplacer le problème juridique, car l’expérience montre qu’un nouveau statut tend davantage à multiplier les contentieux qu’à les contenir. Par ailleurs, les droits contre les accidents du travail, pour renforcer la formation professionnelle ou pour anticiper de potentielles ruptures de contrat sont d’ores et déjà entrées dans la législation française ou ne sauraient tarder à le faire. »
[15] Le statut d’entrepreneur salarié associé (ESA) d’une coopérative d’activité et d’emploi est issu de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie Sociale et Solidaire. Code du travail article L. 7331-1 et suivants.
[16] Rapport « Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi » – Institut Montaigne – avril 2019 – https://www.institutmontaigne.org/publications/travailleurs-des-plateformes-liberte-oui-protection-aussi
[17] « Même s’il serait tentant d’opter pour cette solution de facilité aujourd’hui défendue par la jurisprudence française, cela mettrait en danger l’existence des plateformes et de leurs travailleurs qui ne souhaitent pas, pour une grande partie d’entre eux, rebasculer dans le monde du salariat. » – Institut Montaigne
[18] Le modèle économique, d’une part des plateformes numériques, repose sur la recherche d’une position de monopole. Il passe par l’acceptation de pertes conséquentes, compensées par des levées de fonds auprès d’investisseurs privés (ou parfois publics), jusqu’à l’éviction de toute concurrence sur un marché donné. Le succès de cette manœuvre peut échouer dans la mesure où la disparition de la concurrence n’apparait pas forcément acquise sur des marchés traditionnels (taxis, livraisons, etc.). D’autres plateformes apparaissent ou peuvent apparaitre sur d’autres bases.
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