UNE RÉGULATION EST NÉCESSAIRE POUR CLARIFIER UNE UTILISATION OPAQUE D’ALGORITHMES APPLIQUÉS AUX VIDÉOS POUR LES RECRUTEMENTS
Jean-François Amadieu, professeur de l’université Paris I, spécialiste des discriminations vient de publier une communication concernant un type de mode de recrutement : « Entretiens vidéo et intelligence artificielle – une nécessaire régulation ». Il analyse ces modes de recrutement, leur progrès, leurs limites et leurs risques.
Je ne peux que recommande la lecture de ce texte dans son intégralité[1].
Il traite de la mobilisation d’algorithmes spécifiques conçus pour apprécier des personnes sur la base d’entretiens vidéo. Sa critique porte sur le constat suivant :
« Une préoccupante évolution des techniques de recrutement est en train de se produire : recruter en s’appuyant sur de mystérieux algorithmes qui analysent non seulement le contenu verbal, mais aussi la voix, les gestes et les visages des candidats ayant passé des entretiens vidéo. Ces algorithmes traitent : la prosodie, les regards, les mouvements, les expressions faciales et parfois même la forme des visages ou le look. Ils entendent détecter les candidats compétents et les classer en fonction de ces critères. La liste des critères examinés par ces algorithmes varie d’une startup à l’autre et ils ne sont pas toujours clairs. » – Jean-François Amadieu
Un prestataire français de ces analyses[2] revendique avoir 450 entreprises clientes dont 70% des entreprises du CAC 40.
D’autres experts estiment que cette pratique reste encore ponctuelle. Cela reste difficile à contrôler…
LA MISE EN PLACE DES ALGORITHMES DE SÉLECTION DES CANDIDATS A ÉTÉ PROGRESSIVE.
- De la mode déjà ancienne des CV vidéo (une quinzaine d’années) envoyé à l’origine par un candidat pour mettre en valeur sa candidature, on est passé à la saisie en ligne sur des sites et des plateformes de vidéos de réponses à des questionnaires avec des recommandations proches de celles de l’entretien classique[3].
- Du visionnage par un recruteur, on passe parfois au passage par un algorithme, pour analyser le contenu verbal et non verbal : gestes, regards, expressions du visage, etc. des candidatures vidéo.
Évidemment personne ne connait exactement les règles qui ont été programmées ou qui sont induites, par imitation de salariés modèles appartenant à l’entreprise, dont on dispose des entretiens en vidéos (dans ce cas, les algorithmes reproduisent et recrutent des clones).
Les arguments mis en avant par les prestataires à l’origine de ces algorithmes sont « le gain de temps » et une prétendue « précision de l’analyse des CV ». Il est question d’une « solution phare d’entretien vidéo différé avec présélection par l’intelligence artificielle ».
Derrière une argumentation pseudo scientifique, sous la dénomination d’intelligence artificielle (IA), se trouve des outils de reconnaissance lexicale, faciale et physique. Toutes les dérives sont donc possibles et permises.
Aucune autorité indépendante ne procède à un contrôle des outils mobilisés[4].
Le traitement des images porte, selon la notice, sur la diversité du champ lexical, la précision du propos, l’emploi d’un vocabulaire technique ou courant, mais aussi le rythme, l’intensité et le ton du candidat.
Sont mobilisés des logiciels analysant : la richesse du vocabulaire du candidat, les variations dans le rythme et l’intensité de la voix, les expressions du visage par une analyse des différents points du visage, pour déterminer les émotions du candidat, etc.
LA SÉLECTION PAR APPLICATION D’UN ALGORITHME SUR DES VIDÉOS DE CANDIDATS PARAIT ALLER A L’ENCONTRE DES DISPOSITIONS DU CODE DU TRAVAIL SUR LES DISCRIMINATIONS A L’EMBAUCHE.
Cette technique de recrutement va à l’encontre de la loi puisqu’elle est conditionnée par « l’apparence physique ». C’est-à-dire l’une des vingt-cinq discriminations, en France[5].
D’autres motifs de discrimination sont en question, elles portent sur le sexe, la grossesse, l’état de santé (symptôme visible), la perte d’autonomie, le handicap, l’identité de genre, l’âge, l’appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une prétendue race…
« En France, on ne peut légalement fonder une décision de recrutement sur une analyse faciale et corporelle. La première difficulté est que certaines données traitées par ces algorithmes ne peuvent tout simplement pas être utilisées. En effet, le droit de la discrimination donne une liste de critères sur lesquels une décision de l’employeur ne saurait se fonder. Or, la loi française mentionne parmi ces critères « l’apparence physique ». » – Jean-François Amadieu
Ce qui est certain c’est que le Code du travail (Article L1221-8) précise que : « Les méthodes et techniques d’aide au recrutement ou d’évaluation des candidats à un emploi doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie. »
« Cette exigence qui visait, bien timidement, à éradiquer le recours à l’astrologie, la numérologie, les cartes de tarot, la morphopsychologie, la chirologie, l’hématologie ou encore la graphologie n’a hélas pas été respectée. En effet, des pratiques ésotériques et fantaisistes existent encore. Mais cette disposition du Code du travail pourrait trouver aujourd’hui une nouvelle acuité. » – Jean-François Amadieu
Le même article du Code du travail indique que : « Le candidat à un emploi est expressément informé, préalablement à leur mise en œuvre, des méthodes et techniques d’aide au recrutement utilisées à son égard. » Cette condition n’est pas respectée par le recours aux algorithmes.
LES COMPÉTENCES COMPORTEMENTALES SONT TROP MISES EN AVANT
La mode, mise en avant par de nombreux cabinets et organismes de formation[6], consistant à mettre en avant les compétences comportementales (ou soft skills)[7] accompagne la mobilisation de ces algorithmes. C’est logique puisqu’il s’agit d’un service à vendre par des prestataires.
Ceci explique la tendance au recours à ces algorithmes. Tandis que les compétences techniques et méthodologiques (ou hard skills) sont souvent passées au second plan, voire dénigrées, par ces acteurs. Alors que dans la réalité, ces compétences s’imposent, malgré tout, dans la plupart des recrutements[8].
LA RESPONSABILITÉ DES PRESTATAIRES EST ENGAGÉE COMME CELLE DE LEURS CLIENTS
La pratique de l’examen différé de CV ou d’entretiens vidéo, par un algorithme, semble aller à l’encontre des dispositions légales existantes, car ils peuvent constituer une réelle source de discrimination directe[9] et indirecte[10].
L’évolution des techniques de recrutement est continue pour des raisons de progrès, mais aussi de mode et de la pression des prestataires pour commercialiser leurs nouveaux services. Certaines pratiques ont déjà été condamnées. Le recours de la sélection par des algorithmes opaques de vidéo de candidats semble devoir suivre la même voie.
IL PARAIT URGENT DE RÉGULER L’EXPLOITATION DES VIDÉOS DANS LE DOMAINE DE L’EMPLOI.
Le Défenseur des droits a récemment rappelé l’importance du critère de discrimination constitué par la prise en compte de l’apparence physique. Il devrait s’auto-saisir de ce sujet, pour mettre un terme à des pratiques illégales.
« Aucun employeur ne peut légalement prendre ses décisions d’embauche à la tête du client par exemple en traitant la photo du CV. Il le fait bien souvent en pratique, mais c’est illégal et il ne le revendique pas. De même, après un entretien d’embauche le recruteur ne saurait expliquer aux candidats refusés que c’est parce qu’ils étaient gros, trop petits ou parce que leur visage avait déplu. Certes, en pratique, les discriminations en raison du physique sont fréquentes et banalisées, mais cela ne justifie pas d’automatiser les analyses faciales à des fins de recrutement. Ce que l’on interdirait au simple recruteur on l’autoriserait pour l’algorithme ! » – Jean-François Amadieu
[1] Source : Entretiens vidéo et intelligence artificielle – Une nécessaire régulation – Jean-François Amadieu, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – 28 novembre 2019 – https://bit.ly/2qFZUoB
[2] Easyrecrue – https://www.easyrecrue.com/fr/clients
[3] Le principe de l’entretien vidéo différé est présenté par « easyrecrue » : « le ou les recruteurs de l’entreprise pour laquelle vous postulez vous ont préparé plusieurs questions auxquelles vous allez devoir répondre en vidéo et/ou par écrit, et ce quand vous le souhaitez dans un laps de temps défini. Combien de temps ça prend ? Une vingtaine de minutes. À quoi ça sert ? À aller au-delà du CV, à présenter de manière plus interactive vos motivations, votre expérience… Ne gâchez pas cette opportunité et préparez-vous ! »
Dans les conseils donnés pour préparer ces entretiens en ligne sont évoqués : le décor, la tranquillité, la tenue vestimentaire, la coupe de cheveux, etc., mais il est aussi conseillé d’ajuster « votre voix, votre phrasé, votre rythme, votre port de tête même (éventuellement votre coupe de cheveux) et votre attitude. » https://news.easyrecrue.com/conseils-preparer-entretien-video-differe
Adecco donne aussi des conseils pour adopter une bonne attitude lors d’un entretien vidéo : « Pensez à soigner votre posture. Adoptez la bonne attitude. Tenez-vous droit sur votre chaise. Pensez à articuler correctement afin que le recruteur ne manque pas une seule miette de ce que vous lui dites. Regardez droit devant vous, n’ayez pas le regard fuyant, au risque de ne pas paraître sûr de vous. »
[4] « Mais, en France, les marchands de tests et les consultants en recrutement ne sont pas audités de manière indépendante, ils n’ont pas à faire valider leurs tests par le Défenseur des Droits ou une autre autorité indépendante. » – Jean-François Amadieu
[5] Code du travail – Article L1132-1
[6] Exemple de formulation employée : « Les soft skills sont un ensemble d’aptitudes relationnelles, situationnelles et émotionnelles qui permettent à l’entreprise et aux personnes de faire face à la complexité et à l’imprévisibilité du monde qui les entoure. » – CEGOS
[7] Les compétences comportementales portent, par exemple, sur la collaboration à distance, la communication numérique, l’adaptabilité, la créativité et le sens de l’innovation, l’esprit d’initiative, l’organisation efficace du travail ou la volonté de se former en permanence.
[8] Ce qui ne signifie pas que le comportement ne soit pas à prendre en compte bien évidemment, et il fait partie des critères composant une démarche de recrutement.
[9] « Toute décision de l’employeur (embauche, promotion, sanctions, mutation, licenciement, formation…) doit être prise en fonction de critères professionnels et non sur des considérations d’ordre personnel, fondées sur des éléments extérieurs au travail (sexe, religion, apparence physique, nationalité, vie privée…). A défaut, des sanctions civiles et pénales sont encourues. » https://travail-emploi.gouv.fr/droit-du-travail/egalite-professionnelle-discrimination-et-harcelement/article/la-protection-contre-les-discriminations
[10] Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’un des motifs mentionnés ci-dessus, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés.
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