Les perspectives d’Uber sont intéressantes à suivre dans la mesure où cette entreprise a initié une forme de travail d’« indépendants dépendant de plateformes numériques » dans son domaine initial (estimation actuelle de 28 000 chauffeurs de VTC) et dans bien d’autres.
La question qui se pose est de savoir si ce modèle de service d’intermédiation entre clients et travailleurs via une plateforme est stable ; et restera avec des indépendants (structurellement précaires et avec des faibles revenus) ou passera à des emplois salariés. Pour y réfléchir, il faut examiner la situation actuelle et les perspectives. Uber est exemplaire.
LE MODÈLE ÉCONOMIQUE D’UBER EST FRAGILE
La taille prise par l’entreprise dans une partie du monde pose des questions sur ses perspectives au-delà des simples VTC. Son modèle économique pose encore question.
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Au-delà d’une croissance rapide de son chiffre d’affaires, Uber a enregistré des déficits annuels : de près de 2 milliards de dollars en 2018[1], de 4,5 milliards en 2017 et de 2,8 milliards en 2016[2].
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La concurrence à Uber d’autres plateformes s’est déjà développé en dépit de sa politique d’acquisition de ces entreprises[3]. Par exemple, son concurrent américain Lyft serait arrivé à près de 40% de parts du marché américain des VTC[4]. Le maintien d’un contexte concurrentiel est fortement souhaité aux États Unis comme dans l’Union européenne[5].
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Sans parler des déboires divers rencontrés, Uber se trouve face à une succession de procédures sur le statut de ces travailleurs, engagées par des organisations ou des travailleurs indépendants, qui finissent presque toutes par déboucher, comme cela vient d’être le cas en France.
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La situation est aussi marquée par la prochaine entrée en bourse d’Uber, envisagée pour 2019. Sa valorisation serait estimée à plus de 100 milliards de dollars. L’enjeu financier est de taille. L’évolution des cours sera probablement incertaine.
La situation de cette entreprise reste à consolider en prenant la mesure des limites de de sa perpétuelle course en avant.
LES PLATEFORMES NUMÉRIQUES ONT UNE FONCTION INDÉNIABLE.
L’utilité des plateformes numériques est consensuelle pour connaitre les opportunités de transports urbains, nationaux ou internationaux et pouvoir trouver ou réserver ce que chacun cherche. Cette utilité est acquise et reconnue, dans la mesure où elle est fiable.
Sur un tel créneau, la pluralité des acteurs du secteur du transport, privés et publics, est nécessaire. La position dominante d’une seule entreprise, Uber, me semble condamné à plus ou moins brève échéance. Car l’originalité ne tient pas au service[6], mais à un outil d’information reproductible.
Le projet d’Uber, et des autres entreprises bâties sur ce modèle, est de proposer via une unique application, sur smartphone, un éventail de solutions de déplacement[7].
Une fois ce but atteint, la course en avant sera, sans aucun doute, réduite voire stoppée[8].
LA RÉMUNÉRATION DU SERVICE VA ÊTRE PROGRESSIVEMENT AMENÉE À BAISSER
La rémunération du service apporté par le traitement de l’information va être progressivement amenée à baisser, dans un contexte concurrentiel et une situation probable de revendication des travailleurs « exploités » (gagnant peu comme le prouve les chiffres diffusés par Uber lui-même[9]).
Uber a eu effectivement un rôle pionnier du concept VTC. Il poursuit avec une perspective de diversification à tous les types de transports :
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Patinettes ou vélos électriques en libre-service,
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Autopartage,
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Location de véhicules électriques en libre-service,
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VTC,
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Trains privés,
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Informations sur les transports publics (restant à négocier par site),
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Projets de voitures entièrement automatiques et
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Rêves de « taxi volants ».
S’y ajoute la livraison de repas, de colis ou de marchandises. Sur ce point également, la concurrence locale ne manque pas.
L’argument commercial mis en avant est de l’ordre de « l’écolo marchand », mais sa nature réelle est celle d’une entreprise classique sans aucune ambiguïté.
POUR LE GOUVERNEMENT, IL SEMBLE PARADOXAL, D’UN CÔTÉ, DE VOULOIR LIMITER LES « CONTRATS COURTS » ET, DE L’AUTRE, DE FORMALISER LE STATUT D’INDÉPENDANTS PRÉCAIRES LIÉS À UNE PLATEFORME NUMÉRIQUE.
Compte tenu de ces incertitudes sérieuses, il semble déraisonnable de légiférer sur le travail « ubérisé », comme prévu dans le Projet de loi d’orientation sur la mobilité.
La perspective d’Uber n’est pas de créer des emplois, mais de passer d’une étape pionnière à une activité rentable, ce qui n’est pas acquis à ce jour. C’est pourquoi Uber investit dans le développement de véhicules autonomes et de services automatiques, qui se passeront de personnels de conduite.
Il resterait alors l’entretien du système qui pourrait peut-être donner lieu à des contrats de travail. Dans l’immédiat, les personnels chargés de retrouver et remplacer les batteries des patinettes ou vélos électriques, en libre-service, restent encore des indépendants et non pas des salariés.
L’exemple des lignes de cars, mises en place suite à la loi Macron, tout en remplissant une certaine fonction restent toutes déficitaires et ont cumulé des pertes. Une bonne idée n’est pas forcément rentable !
[1] Uber reconnait une perte nette de 865 millions de dollars sur le quatrième trimestre 2018 (en 2017, pour cette même période, la perte était de 1,1 milliards de dollars). Pour un chiffre d’affaires trimestriel de 3,02 milliards de dollars.
[2] Les efforts de diversification, la recherche de nouveaux clients ou chauffeurs (rémunération), les rachats de sociétés ont un cout élevé.
[3] Trottinettes électriques Lime
[4] Lyft est en passe d’être introduit en bourse. Lyft a une perte de 911 millions de dollars en 2018 sur un chiffre d’affaires d’environ 2 milliards de dollars en forte croissance.
[5] « Pour rétablir l’équilibre des pouvoirs dans notre démocratie, promouvoir la concurrence et faire en sorte que la prochaine génération d’innovations technologiques soit aussi dynamique que la dernière, il est temps de démanteler nos plus grandes sociétés de technologie » – Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts, Candidate aux primaires démocrates pour la présidentielle de 2020. « Les grandes sociétés technologiques ont trop de pouvoir – trop de pouvoir sur notre économie, notre société et notre démocratie. Ils ont détruit la concurrence, utilisé nos informations privées à des fins lucratives. C’est ainsi qu’ils ont nui aux petites entreprises et freiné l’innovation. »
[6] « La valeur ne vient pas de la voiture utilisée » ; mais « est produite par la mise en relation, et par l’organisation, la facilitation du partage entre les individus ». https://bit.ly/2NYOJyB
[7] La mobilité via smartphone a l’ambition de changer les modes de vie urbains.
« Les voitures, pour nous, c’était vraiment un point de départ », « Une fois bâtie cette plateforme de mobilité, il y a toute une gamme d’activités à créer au-delà », « dès que vous sortez, il y aurait un véhicule électrique, sympa à conduire » et « si le temps est mauvais (…), on peut aussi réserver une voiture« .
[8] Comme c’est le cas avec le développement des smartphones actuels qui ont atteint un certain seuil technologique.
[9] Revenu net d’un chauffeur Uber : 9,15 euros de l’heure pour 45 heures par semaine (Uber).
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